PORTRAIT - EDITH - LENT DEHORS


Lorsqu'Henri-John revient en arrière et nous dévoile une enfance à laquelle Edith et son frère Oli sont intimement mêlés, on se rend compte qu'Edith tient déjà une place prédominante, même si il la considère parfois supérieure et agaçante. "Il me semblait qu'Edith en savait davantage que nous sur la question. Elle prenait toujours un air supérieur lorsque nous abordions ces problèmes, ce qui m'exaspérait, et si je la mettais au défi de vider son sac pour voir de quoi il retournait - "Alors ça, ma vieille, ça me ferait mal que tu puisses m'apprendre quelque chose là-dessus…!" - elle se défilait en me disant que je pouvais penser ce que je voulais, que ça lui était bien égal. Je la traitais de petite pisseuse mais au fond j'enrageais car j'étais persuadé qu'elle disait la vérité - n'était-ce pas aux filles de nous faire découvrir ce que nous ignorions désespérément…?".    

Il y a toutefois une complicité, des affinités évidentes entre eux, des connivences qu'il ne peut ignorer " - je souris à Edith car, à coup sur, elle avait guidé leur choix : Cochran, Haley, Berry… j'aurais fait la même chose pour elle - et un livre de poèmes, les Feuilles d'herbe, de Walt Whitman, dans une édition légèrement usagée." Ainsi qu'une presque parfaite connaissance de l'autre "Edith ne disait rien. Elle était fichue de comprendre ce que je fabriquais, alors que je n'en étais qu'à demi-conscient." Ou plus tard, lorsqu'il entretient une relation épisodique avec Ramona "J'avais cependant l'impression que ma mère me regardait d'une manière bizarre de temps à autre, et peut-être qu'Edith se doutait de quelque chose, mais elle ne pouvait être sure de rien et certainement pas qu'il s'agissait de Ramona" alors que le fait d'en parler induit le contraire. Et la réalité, bien longtemps après, que le lien est encore présent. "Edith tripota les boutons, puis, tombant sur Léo Ferré, elle se tourna vers moi avec un sourire complice. Nous passions des heures entières à l'écouter ensemble, c'est pour ça."   

Si Edith a une place à part entière dans la vie de Henri-John, il ne la considère pas comme une femme à part entière et ne songe même pas à trouver en elle une source de fantasme "J'avais toujours trouvé Edith jolie, mais ce n'était pas elle, la sombre visiteuse qui traversait mes rêves ordinairement vêtue de porte-jarretelles et la poitrine à l'air. Aussi, je trouvais normal qu'on l'ignorât, du moins en tant que femme, lorsqu'elle était perdue au milieu de créatures infernales qui n'étaient que chair, rondeurs et ostentations. Les quelques attouchements auxquels nous nous étions livrés durant notre enfance avaient satisfait ma curiosité, sans réellement éveiller mon désir. Pourquoi d'autres se seraient-ils intéressés à elle ? Aux dernières nouvelles, son soutien-gorge était aussi vide que la main du mendiant. " La description qu'Henri-John en fait à cette époque ne s'inscrit pas dans ce qu'Henri-John attend d'une femme mais suscite tout à fait autre chose que de l'indifférence : "Elle était filiforme, dégingandée, et Georges désespérait d'en faire une danseuse, car le plus souvent on aurait dit qu'elle avait avalé des bouts de bois. Elle n'était pas gracieuse. Elle était sèche et violente. Il n'y avait aucune douceur en elle. Lorsque nous étions à l'école, elle dérouillait les garçons, et ceux qui osaient s'y frotter n'étaient pas nombreux. Elle était plutôt d'humeur sombre, silencieuse, farouche. Oli et moi étions les seuls à savoir qu'elle pouvait sourire ou s'émouvoir, ou s'allonger dans l'herbe, au soleil, avec un frémissement radieux" ou "… Edith qui ne connaissait que la bagarre et qui pour un sourire qu'elle vous avait donné le matin vous gratifiait le soir d'un coup de poing dans la gueule". Edith réserve quand même quelques surprises à Henri-John qui ne la considère pas comme une femme à part entière et s'interroge sur les réactions qu'elle peut susciter chez d'autres hommes ou sur son attitude lorsqu'elle se découvre femme : "C'est ce soir-là que je m'aperçus qu'Edith ne laissait pas les types indifférents. J'en fus tellement surpris que pendant un moment je cessai de m'intéresser à ce qui se passait autour de moi pour la surveiller mine de rien et m'assurer que je n'avais pas la berlue. Il faut dire que jusque-là, Edith jouait plutôt les casse-pieds lorsque nous commencions à nous réjouir. (…) Il fallait l'envoyer promener, et prier pour qu'elle ne flanquât pas tout par terre." "J'entendais encore les discours qu'elle tenait sur tous les types en général, les ricanements dédaigneux qu'ils lui inspiraient, quand ce n'était pas une grimace dégoûtée soutenue de quelques mots si injurieux qui semblaient définitifs. Mais naturellement, il avait suffi que le premier imbécile venu - et celui-là n'était pas Marlon Brando - feignit de s'intéresser à elle pour qu'on l'entendit soupirer d'aise et mouiller son fond de culotte avec des yeux de merlan frit." Ceci n'est pas sans susciter de vives réactions de la part d'Henri-John "Je la détestai pour avoir dit blanc quand c'était noir, s'empressant de retourner sa veste et se reniant sans la moindre honte, je me sentis trahi et ridiculisé d'avoir pris son baratin pour argent comptant."   

Plus tard, c'est au tour d'Edith de réagir violemment lorsqu'Henri-John se met en tête de séduire Anna "J'en déduisis que nos relations étaient suspendues, disons pour au moins huit, dix jours si je ne m'abusais, et je ne me berçais pas d'illusions. Au premier coup d'œil, je savais si elle ne me réservait que son indifférence ou si comme cette fois je devais me préparer à une guerre totale et sans merci, pour ça j'étais le plus grand expert du monde, je ne me trompais jamais. Je savais, par exemple, que dans les heures qui suivraient, et dans un rayon de deux mètres cinquante autour d'elle, il y aurait une zone dans laquelle je ne devais pénétrer sous aucun prétexte si je ne voulais pas que ça explose. Et je savais qu'elle ne me louperait pas." Il prend plaisir par avance de la reconquête qu'il aura à mener auprès d'Edith, tout en étant certain de l'issue qu'elle aura "Pourrait-elle résister à mes excuses, aurait-elle le ccœur de me frapper la joue gauche ?! Bien entendu, ce n'était pas impossible, mais n'aurais-je pas raison de sa colère, au bout du compte, ne finirais-je pas, à force d'en prendre, par aspirer jusqu'à la dernière goutte de ce poison qui la dressait contre moi…? Elle n'allait pas en revenir des attentions que je lui prodiguerais, j'en souriais à l'avance en grimpant l'escalier sur les talons d'Anna." Du coup, Henri-John s'interroge sur le journal intime qu'écrit Edith et sur ce qu'elle peut y coucher, préférant douter et railler plutôt que d'accepter, peut-être, une réalité qu'il préfère ignorer dans ses rapports avec les autres, en particulier les hommes et l'inclinaison d'Edith à écrire : "D'abord, je crois pas qu'elle ait grand-chose à raconter, sinon on le saurait. Et à mon avis, dès qu'il y a un truc un peu gênant, tu peux être sur qu'elle l'écrit pas. Alors à quoi ça sert de tenir un journal, tu veux me le dire…? Mais ça, c'est du Edith tout craché, elle va le continuer rien que pour nous emmerder… T'as remarqué qu'elles avaient toujours du temps à perdre…?"  

Plus tard, lorsque leurs échanges furent moins nombreux et qu'Edith entretint une relation plus sérieuse, Henri-John se félicite de son amour pour la littérature, ressentant ce lien entre lui et Edith et entre Edith et la Littérature. "Outre que la littérature me passionnait, j'avais intérêt de lire de toute façon. C'était le seul moyen de rester en contact avec Edith, la seule chose que je partageais encore avec elle." Henri-John ne se positionne pas dans sa relation avec Edith, tout en voulant appartenir à son monde, sans renoncer à elle. "Et au fond, c'était tout ce que je voulais, je voulais avoir une relation privilégiée avec elle, je voulais bien qu'elle sorte avec Pierre ou Paul du moment que j'étais celui à part, celui qui était toujours là, celui qui regardait passer tous ces crétins, du moment que j'étais celui avec lequel elle s'entendait toujours, vers qui elle pouvait se tourner et tout dire, tout raconter, ni un amant ni un frère, je ne savais pas au juste. Mais ça ne marchait pas très bien. Parfois, je l'aurais mise en morceaux."   

Il ressent parfois des sentiments très forts, tout en étant révolté par une vérité qu'il n'arrive pas encore à admettre et sur laquelle Edith essaie peut-être de le mettre sur la voie. "Parfois, nous nous comprenions avec une telle intensité que je sentais quelque chose me dépasser. Ce n'était pas simple. Ca dépendait comment j'étais luné, et de son coté elle avait un sale caractère. Nous étions plus souvent à couteaux tirés qu'ouverts l'un à l'autre. Un jour et je n'étais pas prêt de le lui pardonner, elle m'avait demandé si j'étais amoureux d'elle. Est-ce qu'elle me prenait pour l'un de ces imbéciles qui lui tournaient autour ? Est-ce qu'elle m'avait bien regardé ? J'avais considéré ça comme une espèce d'injure, et même la pire chose qu'elle aurait pu me sortir, et je n'arrivais pas à l'oublier."   

Si les contours des sentiments d'Henri-John ne sont pas encore très nets, ils n'en restent pas moins conflictuels et acérés au fil du temps. "Edith et moi, nous nous étions cajolés et cognés durant dix-huit ans. Elle n'était pas bizarre, elle était cinglée. Irrécupérable. (…) Or, depuis quelque temps, il n'y avait rien qui me fatiguait au monde comme lorsqu'on m'entreprenait sur Edith et l'éventail de ses humeurs. Et outre que la journée n'y aurait pas suffi, j'avais la désagréable impression qu'elle venait m'emmerder jusque dans ce trou perdu. J'étais certain qu'elle aurait trouvé ça tordant." Ou plus distants, plus méfiants "J'avais le sentiment qu'elle m'observait à présent de manière plus machinale. Et nous parlions, quelquefois, pas si nous étions seuls mais si quelqu'un venait nous prêter main-forte." Ceci se résume d'ailleurs fort bien à la suite de l'aventure qu'ils ont et à laquelle Henri-John ne donne pas suite, persuadé qu'elle a agi inconsidérément "Je comprenais qu'elle s'était donnée à moi dans un moment d'égarement, que je l'avais cueillie après une nuit passée dehors, qu'elle sortait d'une sombre engueulade avec David et ne savait plus où elle en était. Quand j'y repensais - et malgré l'agréable surprise que j'en gardais - je ne me sentais pas très fier. Il me semblait que j'avais gâché quelque chose et je ne voyais pas très bien le moyen de me rattraper. Ainsi, la vie n'était-elle pas absurde…? J'avais rêvé de baiser Edith durant des années, pour à présent m'en mordre les doigts…? Je traînais mauvaise conscience à propos de cette aventure. Son souvenir était un mélange de plaisir et d'amertume que j'étais incapable de dissocier." Ce qui se confirme "J'avais envie de regarder Edith, mais il semblait que ça la gênait lorsque je posais les yeux sur elle, et les coups d'œil que nous échangions étaient comme des supplices chinois."
 

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