EXTRAITS LENT DEHORS

J'ai rêvé durant des années que je voguais sur un solide vaisseau, qu'aucune tempête ne pourrait inquiéter et que le temps affermissait, et j'ai cru un instant que je pouvais filer sur les récifs et que rien ne saurait m'arriver.

Les seuls remparts qu'un homme puisse édifier autour de lui sont à la dimension de son cercueil.

Jusqu'à sa mort, ma mère posera sur moi un regard étonné. Serions-nous de ce monde encore cent ans de plus tous les deux, l'un près de l'autre, que ça n'y changerait rien. Jamais elle ne pourra s'en empêcher. Je suis la grande énigme de sa vie, la chose la plus déconcertante qui lui soit advenue.

J'ai souri malgré moi car, bien qu'ahurissante, la foi en impose, désarme et brille aux yeux de l'incrédule comme un soleil d'automne, lointain et doux.

Je ne cherche pas à me trouver d'excuses. Je me fiche de savoir ce que d'autres auraient fait à ma place. Je sais que j'aurai pu tenir bon si je l'avais voulu.

Pour moi, Edith faisait partie de cette poignée d'écrivains qui me donnaient envie d'acheter un livre et me procuraient une vive émotion quand je l'ouvrais, simplement en regardant leur nom. J'espérais qu'ils allaient vivre encore longtemps et que d'autres allaient apparaître. Et que Dieu les préserve de vouloir être reconnus et de sacrifier leur talent à la norme.

Durant de longues années je m'imaginerais que la Femme était le mystère absolu. Aujourd'hui, c'est moi, qu'en tant qu'homme, j'ai du mal à comprendre.

J'étais plongé au coeur d'une armée qui marchait au combat, tournoyant sur moi-même au gré de la bousculade et n'ayant ni but, ni repères, ni quoi, ni qui que ce soit qui puisse m'aider pour reprendre ma route.

Le jour se levait, puis la nuit tombait, et c'était comme un ruisseau silencieux au bord duquel je serais resté allongé, n'ayant envie de rien.

Et ce qui se passait à l'intérieur d'eux-mêmes, ça ne les intéressait donc pas, je veux dire leurs sentiments, leurs désirs, leurs relations vis-à-vis de leurs semblables, je veux dire ce qu'ils avaient au fond du coeur... ?

Et aussi bête que cela puisse paraître, j'étais le genre de type à n'avoir qu'une seule femme dans sa vie et il n'y avait pas grand-chose à y faire, chacun doit porter sa croix ici-bas.

De mon coté, je n'essayais jamais de le retenir. Je n'avais pas envie de me retrouver avec quelqu'un sur le dos, que ce soit lui ou un autre, et je n'entendais pas développer nos relations davantage, d'autant que la distance qu'il y avait entre nous n'était pas désagréable.

Juste je me sentais un peu rêveuse et douce, étourdie par cette ville et attirée par le mystère, un truc sans aucune conséquence.

Il n’y avait aucune trace de pas, là où je m’avançais, mais une surface ondoyante, lissée par le vent et sans le moindre défaut.

Je l’enviais d’être libre, sans attaches, il me paraissait invincible tandis que je me sentais enchaîné et vulnérable.

Chaque membre de ma famille était une partie de mon corps que j’offrais aux coups, à la fureur de l’existence, et j’en avais assez, je ne voulais plus être à la merci des uns ou des autres.

Je saisissais pourtant la stupidité de mon malheur, je haïssais la manière dont mes pensées déviaient et me conduisaient vers elle comme un enfant qu’on tire par la main.

Jamais je n’avais mesuré à quel point j’avais dispersé mes forces, sur combien de fronts il me fallait me tenir à la fois.

Parfois, nous nous comprenions avec une telle intensité que je sentais quelque chose me dépasser.

Ou bien quelque hasard nous séparait un instant et je l’observais, elle était une suffocante apparition, j’en étais ébloui, elle représentait tant de choses pour moi que mon esprit n’appréhendait ce prodige qu’avec difficulté.

Je le regardais et j’étais étonné de ce que j’avais trouvé en venant ici. Ce n’était pas ce que j’étais venu chercher, mais c’était tout ce dont j’avais besoin.

Qui se complique la vie, dis-moi ? Je ne suis pas en train de livrer un combat sans merci, je n’essaye même pas de mêler ma propre folie à celle d’un autre et je sais d’avance qu’elle finira par m’abandonner...

C’est la première fois que je sors de chez lui en claquant la porte. Il faut un commencement à tout. J’avais envie d'être seule, de toute façon.

Ca peut sembler idiot, mais c’était sa beauté qui m’empêchait de me jeter sur elle. Ca la rendait mystérieuse et la tenait hors d’atteinte, il y avait comme un écran qui vous faisait hésiter.

Le monde autour de moi se volatilisait et ces petites tortures qu’elle m’infligeait de temps à autre n’étaient vraiment rien à payer pour l’avoir auprès de moi.

Lorsque j’avais parfois des éclairs de lucidité, je sentais des choses qui se tordaient dans tout mon corps ou se tendaient, comme prêtes à céder. J’avais l’impression que ma peau allait se déchirer, qu’un être nouveau cherchait à voir le jour.

J’avais beau y être habitué, tant de nudité me paralysait, toute cette blancheur me submergeait durant quelques secondes et je sentais cette chose qui m’étouffait, cette chose qu’elle m’avait inoculée et qui me subjuguait, m’ôtait toute espèce de volonté et me livrait à sa merci.

Je crois qu’elle ne comprenait pas que je ne cherchais plus rien.

Mais l’art n’effraie plus personne, aujourd’hui, tu n’as plus besoin d'être enragé pour te faire entendre.

J’imagine que les choses doivent rencontrer une certaine résistance pour se développer, sinon tout se liquéfie avant d’avoir le temps de mûrir. Nous vivons à présent dans un monde si avide de nouveauté qu’il absorbe tout ce qui se présente.

Il y avait toujours quelque chose qui m’échappait, chez moi ou chez n’importe quel type que j’examinais, quelque chose d’insaisissable que faute de pouvoir mieux appréhender j’associais à du vide.

Malgré tout, je demeurais incapable de changer la vie que je menais. Lorsque je regardais autour de moi, j’avais l’impression que la plupart des gens étaient eux aussi pris au piège.

Sans bien m’en rendre compte, je m’étais habitué à la solitude et au silence. Jour après jour, je m’étais renfermé sur moi et j’avais fini par tout encaisser, par ne plus y voir clair, du moins pas plus que je ne le désirais.

Et c’était vrai que certaines choses me dépassaient durant ces moments-là, que je n’étais qu’une pauvre créature incapable de saisir la force et l’étendue de mes sentiments.

Elle m’en avait voulu pendant des mois. Et elle m’en voulait encore, mais le gros de l’orage était derrière nous.

Aucun de nous ne couvait de grand projet, ne nourrissait d’ambition particulière, n’avait développé un don ou ne s’était réveillé un matin, oppressé par la violence d’une vocation qui aurait surgi d’un coup.

La vie est comme elle est, j’ai pas besoin de me traîner un sac d’illusions pendant cent sept ans, je préfère y voir clair... Et ça me rend pas malheureux, ni amer, tu te trompes, je trouve que c’est très bien comme ça.

J’avais envie de regarder Edith, mais il semblait que ça la gênait lorsque je posais les yeux sur elle, et les coups d’oeil que nous échangions étaient comme des supplices chinois.

Il y avait également, et cela aussi reposait peut-être sur une illusion momentanée, cette impression que ma chute prenait fin. Que battant des pieds et des bras dans le noir, je venais d’accrocher quelque chose du bout des doigts, juste avant de m’écraser au fond.

Non, Heissenbüttel n’était qu’un imbécile de plus. C’était presque une espèce supportable dans un monde rempli de fous et d’assassins.

J’avais l’impression de me glisser dans une caisse qui n’était pas à mes dimensions et tout en moi gémissait et je me découvrais la nuit, à force de gesticuler, je me réveillais et je regardais les quatre murs qui s’étaient resserrés sur moi.

Ne t’occupe pas de ce qu’on écrit sur toi, que ce soit bon ou mauvais. Evite les endroits où l’on parle de livres. N’écoute personne. Si quelqu’un se penche sur ton épaule, bondis et frappe-le au visage. Ne tiens pas de discours sur ton travail, il n’y a rien à en dire. Ne te demande par pour quoi ni pour qui tu écris mais pense que chacune de tes phrases pourrait être la dernière.

Nourris ce qu’il y a dans ton esprit et ce qu’il y a dans ton coeur, et ne laisse pas l’un dévorer l’autre. Ainsi tu ne seras jamais prisonnière.

Jouer avec les sentiments, c’était tresser la corde pour se pendre. Au mieux, c’était clouter les lanières du fouet et remonter sa chemise.

Ca ne m’empêche pas de me sentir joyeuse car j’écris ces mots dehors, dans une nuit magnifique, et je sens le ciel m’aspirer.

J’enrageais en silence, mais ce n’était pas une colère froide et lumineuse et libératrice. C’était exactement l’inverse.

La route n’est pas si longue, mais elle ne finit jamais. Eviter un obstacle, c’est aller au-devant d’un autre. Il n’y a rien de solide sous nos pas.

Et moi non plus, je ne savais pas ce que je ressentais. C’était tout blanc. Ni dégoût, ni colère, ni tristesse. Comme ce vide avant la douleur quand on se blesse quelque part, sauf que ça durait.

Je fouillais mon esprit pour essayer de comprendre ce qui n’allait pas mais ça ne servait à rien, il y avait toujours un moment où tout s’éteignait.
 

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