Les autres étaient encore de jeunes écrivains tout à fait persuadés de leur talent et l'argent ne semblait pas les intéresser, ce qu'ils voulaient c'était publier leurs livres.
Il
m'arrivait de croiser l'un d'eux et, l'observant du coin de l'œil, je me souvenais
comme il était bon et doux d'avoir la foi, d'avoir confiance en ses propres
forces. Je ne savais plus très bien à quel moment cette sensation
m'avait quitté, c'était assez vague.
Ce n'était pas non plus une question de fierté,
je ne me sentais pas particulièrement indigne d'accomplir telle ou
telle tâche. On m'avait simplement assez emmerdé dans cette vie.
Je trouvais cette raison amplement suffisante.
Bien qu'étant convaincu qu'il n'y avait aucune solution,
je m'amusais à tourner mes problèmes dans tous les sens. Je
les considérais sous toutes leurs coutures, presque m'émerveillant
de leur insolubilité, de leur contour si net, de leur éclat
de métal poli, et je me disais sera-ce plus douloureux que les autres
fois, serai-je secoué et piétiné, seront-ce des cris
qui jailliront de ma bouche… ?
L'air était frais, aussi était-ce une véritable
bénédiction que de se balader sous une lumière jaune
safran, presque chaude, que le toit des voitures sous la main s'en trouvait
presque tiédi.
La première chose qu'elle me dit fut : "Je suis certaine
que nous allons avoir du mal à nous entendre, tous les deux…" Pour
moi, c'était d'une ridicule évidence, le contraire eut été
un miracle.
Tout paraissait si simple d'un seul coup, aucune pensée
amère ne parvenait à m'effleurer et les trottoirs devenaient
des chemins lumineux.
Ces brusques accès d'euphorie m'étaient un
mystère impénétrable. Ce sentiment de joie profonde qui
m'habitait tout à coup et que rien ne pouvait entamer, je ne savais
pas à quoi ça tenait. Il m'était arrivé de recevoir
de tels trucs sur la tête qu'alors je me disais c'est fini, cette fois
c'est bien fini, plus jamais tu ne pourras ressentir une chose pareille. Eh
bien, je me trompais.
Il y avait tant de choses dans la vie qui me semblaient
matière à réflexion que je n'avais pas l'impression de
perdre mon temps.
Je n'aimais pas remuer le couteau dans la plaie mais j'éprouvais
parfois le besoin de regarder de vieilles photos - ce qui n'est pas toujours
très malin - et c'était ces moments-là que je choisissais,
lorsque le silence et moi nous n'étions plus qu'un seul homme.
Il y a peu de choses dans la vie qui soient aussi fabuleuses
que de regarder une femme dans les yeux après avoir abattu ses propres
cartes.
Vers le milieu du mois de novembre, une tempête de
froid s'abattit sur tout le pays. Dans la rue, les gens parlaient de leur
facture de gaz et de la fin du monde.
J'espérais sincèrement qu'ils ne se faneraient
pas tous et qu'au moins l'un d'entre eux deviendrait un écrivain. Ce
que j'aimais en eux, c'était le fantastique espoir qu'ils représentaient
et j'estimais que lorsque l'on tombait en chemin, ainsi que ça m'était
arrivé, il fallait se débrouiller pour repasser le flambeau.
Bien sûr, mon dévouement n'était pas uniquement dicté
par une intention aussi pure, mais il y avait quand même un peu de ça
et j'y puisais quelque consolation.
Mais plus les jours passaient, plus ces instants devenaient
rares, aussi les distillais-je d'un sourire béat avec d'infinies précautions
pour m'en imprégner de la moindre goutte.
J'avoue qu'une telle ambiance avait de quoi l'étonner
mais mon histoire était connue de tous, on savait que j'avais dérouillé
et que je ne laissais pratiquement entrer personne chez moi, c'était
mon coté original, le bruit courait que c'était le chagrin qui
m'avait rendu à moitié dingue et on n'insistait pas.
Au fond, ce n'était pas si terrible que ça
de ne pas être un véritable écrivain, il y avait des choses
beaucoup plus importantes dans la vie, mais à l'époque je le
pris très mal, j'avais envie de le briser contre les murs ce crâne
dont plus rien ne voulait sortir, j'en ai pleuré de rage et j'ai maudit
tout l'univers, mais je me suis excité pour rien, les anges ne sont
pas descendus du ciel et mes lecteurs m'envoyaient des lettres pour savoir
ce que je fabriquais.
Ce n'était pas de sa faute, personne ne pouvait savoir
ce que je ressentais, souvent c'était encore pire que de mourir, enfin
c'était ce que je croyais et rien ne me dit qu'au fond je ne suis pas
mort plusieurs fois, je me haïssais à un point tel que je m'imaginais
en train de m'ouvrir le corps pour le remplir de terre.
Oh, rien de tel que de remporter une petite victoire sur
soi-même, de temps en temps.
Si je fiais à ma propre expérience ou si objectivement
je regardais autour de moi, j'avais la très nette impression que les
choses avaient comme un penchant naturel à se dégrader, à
s'avancer vers le chaos.
Cela dit, les petits événements quotidiens
étaient là pour me secouer, et malgré que nous fussions
emportés par le courant d'un grand fleuve, nous continuions à
nous agiter.
Il y avait un mélange de bruit et de silence dans
la pièce, à la manière d'une cuillerée d'huile
dans un verre d'eau.
Il fallait que de telles choses vous arrivent pour vous faire
prendre conscience de ce miracle absolu : avoir un corps en parfait état
de marche, ne pas souffrir, pouvoir marcher et sauter et danser, être
capable de grimper dans un arbre, de rattacher ses lacets, de brailler de
plaisir en dévalant une colline.
J'avais envie de lui dire que je me fichais pas mal ce qu'elle
avait derrière la tête, que je ne voulais même pas le savoir
tant j'étais submergé par l'infinie douceur de me sentir en
vie.
Rien ne pouvait venir me tracasser à cet instant précis,
rien qui ne put gâcher ma joie d'habiter un corps lumineux.
Il y avait longtemps que j'avais perdu toutes mes illusions
sur le monde en général. Je savais ce qui arrivait aux plus
faibles d'entre nous, à tous ceux qui n'allaient pas assez vite. Je
n'avais pas besoin d'aller voir ça d'un peu plus près.
Je n'arrivais déjà plus à écrire
à ce moment-là, sauf que je ne m'étais pas encore résigné
et que je traversais ma période de sevrage la plus douloureuse.
|