L'EROTISME EST UN MENSONGE

Construire No 16, 18-04-2000

Philippe Djian, l'auteur de «37.2 le matin», a quitté Lausanne pour Paris. Il publie aujourd'hui «Vers chez les Blancs». Et nous parle de la Suisse, de l'obscénité en littérature et des auteurs américains.
Dix ans durant, il a été rejeté par l'establishment littéraire parisien. Puis, à la surprise générale, ses livres ont paru sous la couverture blanche de Gallimard. Dans Le Monde, Pierre Lepape l'avait prédit: «Un jour on lira Djian dans les écoles…». «Quasimodo» des lettres françaises au sale caractère (nous, on n'a pas trouvé), Djian est né à Paris en 1949 et, avant d'écrire, a exercé tous les métiers: magasinier à 16 ans, apprenti acrobate, maçon, docker, retapeur de bergerie, rewriter pour Détective, péagiste de nuit sur une bretelle d'autoroute… Dès le départ, nourri de littérature américaine, il fait une croix sur le roman français, lui préférant «les livres qui vous tendent la main». Son premier bouquin, 50 contre 1, paraît en 1981. Il devient fameux lorsque Beineix, en 1986, porte au cinéma 3702 le matin. Sa femme se prénomme Année et deux de ses enfants sont déjà adultes, une fillette a 9 ans. C'est justement en allant chercher celle-ci chez une copine que lui est venu le titre de son nouveau roman: «Surpris par une tempête de neige, je suis sorti de la route et je me suis foutu avec ma voiture dans un panneau. Je lis: Vers-chez-les-Blanc. Une illumination!» Ce nom intrigant est celui d'une commune vaudoise; il en apprécie la maladresse lexicale (vers chez), et l'idée de blancheur fantomatique. Aucun écrivain français n'est aussi doué pour les scènes de sexe, Djian est un maître de l'obscène, délicat comme on l'est lorsqu'on touche à la vérité (sur l'initiation sexuelle, lisez plutôt ce passage d'anthologie que sont les p. 161 à 173 de Lent Dehors, chez J'ai Lu). Il a quitté Lausanne en septembre dernier.

Philippe Djian, pourquoi avoir quitté Lausanne, après cinq ans?
Il y a des moments, si on reste trop longtemps, on part plus. Ce que je reprocherais à la Suisse, c'est que j'y étais trop bien. Les livres que j'y ai écrits - Assassins, Criminels, Sainte-Bob -, je trouve qu'ils sont beaucoup plus désincarnés que les précédents. Ça reste très littéraire…

La Suisse est à ce point délétère!
Je trouve qu'on y vit comme dans un décor d'opérette. Les chômeurs chez vous, on les voit pas. Pourtant, il y en a. Où qu'on regarde, le pays est tellement beau… un lac qui vous en met plein les yeux, des montagnes derrière… J'avais l'impression d'être en décalage avec la réalité. On peut pas vivre dans un tel calme, dans une telle apparence de quiétude et d'harmonie… Quelque part, je me disais: mais la vie, la vraie vie m'échappe!

Donc retour à Paris.
Ecrivain, je peux écrire, vivre n'importe où. Pareil pour ma femme, qui est peintre. On a cette liberté embarrassante, on est toujours à se demander: pourquoi rester là? pourquoi pas bouger encore?

La famille, qu'est-ce que ça représente, pour vous?
C'est le premier cercle, le premier périmètre. Tout le reste n'est qu'une déclinaison de plans plus ou moins rapprochés… Ma femme, mes enfants, c'est des gens avec lesquels j'ai vraiment vécu, voyagé, parlé… Je vis avec Année depuis vingt-sept ans - elle en avait 16 quand je l'ai connue, j'en avais 25 - je ne l'ai jamais trompée. Je ne dis pas cela pour faire l'éloge du couple, mais parce qu'elle n'est pas la même aujourd'hui que quand je l'ai rencontrée. Elle est passée par différents stades. J'ai donc eu plusieurs femmes. Et moi, je lui ai proposé différents compagnons, je ne suis plus le même non plus. C'est intéressant de voir comment une personne évolue, comment les rapports changent, deviennent de plus en plus aiguisés, fins, de l'ordre de la délicatesse - chose que je n'aurais pas connue si j'avais mille maîtresses et qu'avec chacune je doive tout recommencer de zéro.

«Vers chez les Blancs» serait pornographique. Qu'entendez-vous par pornographie?
Ce qui se passe entre un homme et une femme à certains moments. Quelqu'un demandait à Woody Allen: est-ce que le sexe est sale? Et lui: «Oui, heureusement!» L'obscénité, c'est pareil. Pour écrire là-dessus, il faut comprendre que ce dont on parle, ce sont peut-être les choses les plus fortes qui peuvent vous arriver dans la vie. Même si vos rapports ne durent pas forcément longtemps, même s'ils sont mal foutus, c'est quand même des moments où toute votre chimie intérieure fonctionne à toute allure. Ça n'a rien à voir avec l'érotisme généralisé et mensonger d'aujourd'hui, qui est un outil inapproprié pour parler d'une chose qui réclame d'autres outils.

L'obscénité en littérature, non pas une facilité, mais l'épreuve du feu?
Exactement. Si je tombe sur une scène scabreuse en commençant un livre et que je vois que l'auteur s'y prend mal, j'arrête tout de suite. Je trouve que c'est dans ces scènes-là qu'un écrivain se révèle vraiment. Tous ses défauts ou toutes ses qualités vont apparaître. S'il en fait pas assez, qu'il reste en deçà, dans l'érotisme bidon, c'est fichu, et s'il en fait trop, qu'il sait pas s'arrêter, qu'il sombre dans l'exagération, c'est fichu aussi.

Les grands maîtres en la matière?
Sade et Bataille ne font pas partie de mon panthéon: leur pornographie est trop intelligente, elle est dans l'accumulation, la surenchère. Pour moi, il existe une forme de pornographie qui peut préserver le respect entre deux individus, et qui montre la vérité de ce qu'est l'acte sexuel. La référence pour moi, c'est Henry Miller. L'obscénité chez Miller, elle donne de grands moments de littérature.

Vous-même, n'êtes-vous pas un grand maître? Vous recherchez, l'émotion, le choc émotionnel.
Ce serait beaucoup d'orgueil de penser que j'y arrive, mais je vois au moins ce qu'il faudrait faire. Chez les jeunes auteurs français d'aujourd'hui, c'est très glauque. Comme si, à partir d'un certain degré, la sexualité devait forcément devenir morbide… Ça vient d'une culture qui se croit apte à appréhender ce problème, et qui l'appréhende très très mal: d'où des gens à la fois très coincés et qui en même temps se décoincent. Il y a quelque chose de triste dans cette sexualité mal digérée… Des femmes comme Virginie Despentes, ou Catherine Breillat au cinéma, s'y sont aussi mises, avec beaucoup de courage. Mais je trouve que le résultat n'est pas là. La plupart des gens ne savent pas s'arrêter au bon moment. Le seul qui s'arrête au bon moment, c'est Miller. Et pourquoi s'arrête-t-il au bon moment? Parce que ça lui est complètement naturel. Ça fait tellement partie de sa vie qu'il n'a même pas besoin de se demander où il faut s'arrêter.

Et les auteurs dont tout le monde parle: Houellebecq, avec ses «Particules élémentaires», Christine Angot, avec «L'Inceste»?
Je peux pas lire Angot. Question de musique. C'est pas travaillé d'une façon qui m'intéresse. Houellebecq, j'aime bien. C'est un écrivain qui a son style, qui est un non-style. Sa musique, je la perçois. En plus je le trouve drôle. Même si je trouve qu'il est d'une mauvaise foi terrible… Parce qu'il attribue la misère sexuelle des hommes de la fin des années 90 aux années 60 et 70, si permissives qu'elles auraient bousillé toutes possibilités de relations harmonieuses pour les générations suivantes… Moi, j'ai fait partie de cette génération qu'il critique. Je peux vous dire que, dans les années 70, on baisait pas plus qu'aujourd'hui. Il y a des gens qui n'avaient pas un seul rapport sexuel de l'année, pendant la décennie 70. Alors, Houellebecq, il m'amuse…

On dit que vous êtes le plus américain des écrivains français.
Les écrivains américains m'ont appris que la littérature était dans la vie. Raymond Carver était pompiste, Bukowski facteur, Miller dans la banque… La littérature, pour eux, elle est partout. Je suis très sensible à l'écriture minimaliste d'un Carver. Et Bukowski! il a une pudeur incroyable, qui le rend attachant. Il a l'air brutal. Mais au-delà du sexe, dans les rapports entre un homme et une femme, ce qui l'intéresse, c'est ce qui se passe au niveau des sentiments, de la relation.

Qu'est-ce qu'ont les Américains que les Français n'ont pas?
Dans la prose de Kerouac, il y a un rythme incroyable! Une espèce de souffle… Quand on commence à lire Sur la route, on se met automatiquement à battre du pied. On ne rencontre ça chez aucun auteur français… Faulkner aussi, c'est un écrivain du souffle. Ce sont des gens, on a l'impression qu'il y a un énorme truc qui fonctionne derrière eux et puis que ça passe dans l'écriture…

Les livres de Carver auraient été beaucoup réécrits par son éditeur.
Ne me dites pas ça! (rires)

Kerouac aussi a été trafiqué par ses éditeurs…
Ah! moi, je peux dire que jamais un éditeur n'a touché à une seule de mes virgules. Même pas Antoine Gallimard. Une fois, il m'a dit, tu crois pas que là… J'ai dit: allons plutôt déjeuner!… Je veux pouvoir revendiquer chaque phrase de mes livres. Parce que si quelqu'un vient me dire: dis donc, ta phrase, là, pas terrible! qu'est-ce que je vais lui répondre: ah, celle-là justement, c'est mon éditeur qui l'a écrite? Mais si vous me dites que Kerouac, Carver, toux ceux que j'ai aimés… Parce que ce sont ces gens-là qui m'ont rendu orgueilleux, d'un orgueil d'écrivain… L'éditeur, c'est quand même la 2e, la 3e, la dernière roue du carrosse... Mais c'est vrai, Richard Ford me l'a dit: il tient compte des remarques de son éditeur...

Ça n'est pas votre point de vue?
Non, mes bouquins, ils sont pas parfaits. Je ne recherche pas la perfection. Je préfère le cheminement, et c'est pour ça que j'assume mes imperfections. Il y a des pages de Miller qui m'ennuient, mais ça fait partie du tout. J'aime qu'il m'ennuie, parce que c'est comme ça.

Propos recueillis par Jean-François Duval

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