ECRIT-VAINS - AVRIL 2000 Vers chez les blancs de
Philippe Djian ( Gallimard) par Jacques Teissier Philippe Djian a ses
fans et ses détracteurs, ses admirateurs inconditionnels et ses contempteurs
forcenés, ceux qui le considèrent comme un des auteurs importants de notre
époque et ceux qui, en puristes forcenés, considèrent qu’il ne sait pas
écrire. Je fais partie de ses admirateurs, de ceux qui trouvent qu’avec
ce roman, plus encore qu’avec sa dernière trilogie il se montre d’une
façon magistrale comme l’un des plus grands romanciers d’aujourd’hui.
Peu de romanciers contemporains sont, en effet, capables comme il le fait
ici, d’entrelacer les thèmes d’une façon aussi habile, je dirai même aussi
rouée. Le deuil d’une personne aimée, l’amitié entre hommes, l’amitié
hommes/femmes, les rapports écrivains/éditeurs, les relations entre écrivains,
l’idéalisation de la sexualité par notre société, les rapports entre l’écriture
et la vie…et tout ça dans 374 pages ! La référence implicite à Henry Miller
est constante, elle saute aux yeux, et pas seulement pour les passages
pornographiques du livre. Mais si Djian participe du même courant littéraire
que Miller, il s’y prend d’une façon sensiblement différente. Miller mettait
sa vie en scène : héros de ses propres romans, tout le jeu consistait
pour lui à créer le décalage nécessaire, le « mentir-vrai » - pour reprendre
le mot d’Aragon – afin que le lecteur soit plongé à travers le roman dans
un univers unique, particulier, le sien. Et le lecteur peut avoir l’illusion,
entretenue par l’auteur, qu’il lit la véritable vie de Miller. Trompe-l’œil
donc : Miller veut faire croire qu’il n’écrit pas un roman, mais qu’il
se dévoile avec une impudeur totale dans une sorte d’autobiographie, alors
que son travail est un véritable travail de romancier. Mais le piège est
là, pour le lecteur : Henry est le héros du livre de Miller, comment penser
qu’il ne s’agit pas d’une autobiographie ? Chez Djian, un décalage s’opère
: il joue, comme Miller, avec le lecteur en entremêlant références au
réel - à sa propre expérience- et travail spécifique du romancier. Ainsi
le narrateur ne se nomme pas Philippe mais Francis. Comme Djian, il est
écrivain. Mais un écrivain qui a du mal à se vendre après le drame qui
a bouleversé sa vie (mort de sa femme Edith et de ses enfants dans un
accident d’avion). Son ami Patrick est un jeune auteur qui monte au firmament
des ventes et de la célébrité. Djian se cache derrière ces deux personnages
d’écrivains. Et il veut faire croire au lecteur que c’est sa vie qu’il
dévoile à travers la vie entremêlée des deux romanciers. Miller semble
dire au lecteur : voici ma vie, c’est un vrai roman, non ? Djian dit :
voici un roman, mais regardez derrière, ma vie s’y cache, lisez entre
les lignes et vous saurez. Dans les deux cas, il s’agit d’un vrai travail
de romancier, avec une règle du jeu implicite posée avec le lecteur. Si
celui-ci accepte cette règle, il peut alors apprécier le travail de l’artiste
dans une autre de ses dimensions. Car, comme dans beaucoup de romans contemporains,
derrière l’histoire, c’est toujours la question du roman qui est posée.
Que peut dévoiler un roman ? Quels sont ses enjeux ? Pour Djian, c’est
parce que la frontière entre roman et réalité est définitivement tracée
et ne pourra jamais être abolie, qu’il peut se permettre, justement, de
jouer avec le lecteur à ce jeu de cache-cache. Et ce jeu lui permet des
passages hilarants : Patrick, étoile montante de la littérature, dont
les ventes montent en flèche, est édité par un « petit » éditeur. Bien
sûr, un « gros » éditeur, qui a derrière lui un énorme groupe financier,
veut se l’approprier et monte pour cela un scénario totalement délirant.
Et le lecteur, qui sait que Djian a changé d’éditeur –il est passé des
éditions Bernard Barrault à Gallimard - tente bien sûr de décrypter… sans
être dupe, puisqu’il sait que le mensonge revendiqué fait aussi partie
du travail du romancier ! Les passages pornographiques du roman ont été,
bien sûr, montés en épingle par les médias. Ils vont sans doute faire
grimper les ventes, ce que Djian ne devait pas ignorer, puisqu’il semble
s’en amuser avec une délectation certaine. Ils sont en tout cas une autre
référence à Miller, quasiment explicite celle-là. Djian insiste d’ailleurs
: il s’agit bien de pornographie, pas d’érotisme. Ce dernier est pour
lui un faux-semblant qui ne l’intéresse pas. Dans ce thème de la pornographie,
il y a là aussi un jeu de miroirs, superbe d’habileté. Francis, déboussolé
par la mort d’Edith, vit une vie éveillée, dans laquelle il se raconte
des histoires. Il continue à vivre et parle avec elle, et ces rêves éveillés
lui permettent de survivre malgré la douleur. Edith, qui était cinéaste,
lui propose un film porno dans lequel jouerait Nicole, la femme de Patrick.
Francis doit convaincre Nicole, et finit par coucher avec elle, donnant
ainsi prétexte à des scènes pornographiques. En même temps, Patrick incorpore
dans son dernier livre des scènes pornos. Les descriptions pornographiques,
nous dit Francis, sont pour un écrivain quelque chose d’extrêmement difficile,
peu d’écrivains sont capables de les réussir : « c’est un sujet que tout
le monde évite et les quelques-uns qui veulent s’y risquer se cassent
la gueule.(…)Et un écrivain qui a ce don a tous les autres ». Patrick
réussit, lui, mais ce qu’il écrit si bien, ce sont les scènes d’amour
que sa femme vit avec Francis. Et d’ailleurs…est-ce bien lui qui les écrit
? Djian se lance ainsi un défi, puisque son échec dans ce domaine aurait
été l’échec du livre lui-même. Il prenait un gros risque, et il gagne
son pari de belle façon : ses passages pornographiques rivalisent avec
ceux d’Henry Miller, le maître incontesté du genre. Les rapports entre
la fiction (le projet cinématographique), ce qui est donné comme réel
dans le livre mais reste du domaine romanesque (les scènes pornographiques
vécues par Francis avec Olga et Nicole), le réel (l’écriture par Djian
de ces passages), est parfaitement maîtrisé. Suprême habileté : les passages
pornographiques sont ainsi justifiés littérairement : les prudes ne peuvent
même pas s’indigner. Je ferai une seule réserve sur ce livre : Djian maîtrise
parfaitement toutes les ficelles du roman, et justement, il utilise parfois
un peu trop les mêmes ficelles : la montée progressive de la tension entre
les personnages, jusqu’à l’aboutissement de l’explosion finale et libératoire,
est un truc qu’il a trop utilisé, et qui n’ajoute rien à l’histoire. Mais
ce reproche est mineur : peu de romans contemporains possèdent une telle
richesse de construction et des personnages aussi forts. Il a créé, une
fois de plus, un univers très personnel, unique, complexe, foisonnant,
dans lequel ses fantasmes se mêlent à sa réflexion sur l’écriture. Un
univers de grand écrivain. Jacques Teissier
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