LE
MONDE
5 avril 1999 - Pierre Lepape
Henri-John, le héros-narrateur de Lent dehors, est doué de divers talents
de société. Bon danseur, excellent pianiste, il est également expert dans
l'art de triturer des petits bouts de ficelle, d'en faire des noeuds très
compliqués et de les délier comme par magie. Il applique cet art des noeuds
aux fils de son existence : " Défaire un noeud était une chose très agréable,
mais l'étudier, le sentir, se pencher sur les tensions, les ouvertures,
les dangers qu'il refermait, était la source de plaisirs bien plus grands.
A mon avis, un type qui s'y connaissait en noeuds était comme un plombier
penché sur un lavabo : à défaut de résoudre le problème, il pouvait comprendre
la situation, ce qui n'était déjà pas si mal, et peut-être limiter les dégâts.
J'avais toujours un bout de ficelle sur moi. "
Si Henri-John considère la vie comme une suite de noeuds d'une complexité
de plus en plus grande et qui exigent pour se desserrer des savoir-faire,
une maîtrise de soi, une compréhension du monde et une sagesse qui sont
une longue et épuisante conquête, Philippe Djian pourrait appliquer la même
métaphore à l'écriture. Chacune de ses phrases est une application de sa
théorie des noeuds : comment essayer de lier ensemble des sentiments, des
réflexions, des images dont l'expression doit coexister tout en donnant
à cet ensemble complexe, mouvant, contradictoire, la force, l'évidence et
l'harmonie sans lesquels il n'est pas de littérature qui parle _ et donc
qui vaille.
Exercice
périlleux
C'est dire qu'une phrase de Djian est toujours un exercice périlleux, avec
sa part de risque, ses audaces, son côté sportif, son léger tremblement
de crainte. On songe immédiatement à Flaubert _ même si la référence fait
autant bondir Djian qu'elle scandalise ses détracteurs ; même si la constellation
littéraire de l'auteur de 37º2 le matin se situe aux alentours des planètes
John Fante, Jim Harrison ou Ernest Hemingway. Il s'agit à chaque instant
de résoudre un problème en découvrant la seule manière possible d'écrire
le plus justement, le plus simplement, le plus fortement ce que l'on veut
dire.
Le risque majeur dans cet affrontement, c'est le métier, c'est l'expérience.
Surtout lorsque vos livres ont commencé à rencontrer le succès. Djian a
mesuré le danger qu'il courrait à " faire du Djian ", à se poser, de livre
en livre, des problèmes qu'il se saurait en état de résoudre, presque machinalement.
Peut-être aussi a-t-il senti que, dans certains passages de ses romans précédents,
il n'avait pas évité les pièges de l'auto-caricature.
Lent dehors apparaît, de ce point de vue, comme un défi lancé à son propre
exercice de la littérature. Il a tenté ce qu'il n'avait jamais osé jusqu'à
présent : sortir de la stricte veine autobiographique et de l'histoire d'un
écrivain aux prises avec les fièvres de la vie _ le rôle de l'écrivain,
cette fois, est tenu par une femme, et le narrateur est professeur de musique
_, s'échapper du récit linéaire pour mettre en scène des temporalités et
des points de vue différents, jouer sur la confrontation des lieux, sur
la multiplicité des milieux ; bref, donner à son récit de l'ampleur et de
la profondeur sans qu'il perde de cette force de frappe qui a fait la réputation
de Djian.
A coup sûr, les habituels contempteurs du romancier ne désarmeront pas.
Ceux qui mesurent la valeur d'une oeuvre
à sa conformité avec des critères linguistiques définis au siècle dernier
et auxquels ils accordent valeur d'éternité continueront à se boucher le
nez devant ce qu'ils considèrent comme une manifestation agressive et vulgaire
de la modernité. Ils continueront à énumérer avec mépris les entorses que
Djian inflige à la grammaire et à la bienséance stylistique. Et il est vrai
que, parfois, dans ce qui n'est pas du laisser-aller mais tout au contraire
une recherche acrobatique pour donner à l'écriture à la fois densité et
vitesse, transparence et impact, Djian perd l'équilibre et se retrouve bêtement
le nez par terre.
On ne pardonnera pas _ inutile de toujours accuser les correcteurs : " Le
spectacle était prêt, mais Georges avait un peu les jetons bien qu'il bouillât
d'impatience et répétât à longueur de journée qu'un échec serait le sien
et une réussite la récompense du Ballet tout entier ", pas plus que des
concordances des temps qui vous obligent à relire trois fois la phrase avant
de la comprendre ou des fantaisies de ponctuation que la fantaisie ne justifie
pas.
Mais ces quelques scories, ces naïvetés, ces emportements gamins ne devraient
pas occulter l'essentiel. En premier lieu, des pages magnifiques sur l'enfance,
sur l'Amérique, sur l'art, sur la paternité, sur l'amitié, sur le sentiment
moral. Des choses parfaitement vues, fortes, justes, sensibles et qui paraissent
directement passées de l'oeil à la main qui tient le stylo tant elles éclatent
d'immédiate vérité ; tant Djian parvient à nous transfuser son émotion,
la forme de son idée, le goût de son bonheur ou de sa colère. Les puristes
peuvent ricaner ; demain, les enfants des écoles, s'ils lisent encore, apprendront
chez Djian ce que nombre des meilleurs jeunes écrivains d'aujourd'hui y
ont déjà trouvé : une leçon de style.
Parcours du combattant
En second lieu, Lent dehors est un roman très beau et très grave sur les
relations entre les hommes et les femmes. Sur un thème qui n'est pas précisément
neuf _ il est difficile à un homme d'être durablement lui-même avec une
femme, mais il est aussi difficile de l'être sans elle _ Djian a construit
une série de variations qui tiennent à la fois du parcours du combattant
et de la méditation métaphysique. C'est, dans la même minute, drôle et déchirant,
sauvage et raffiné, sarcastique et fleur bleue. On effleure des peaux et
on plonge dans des abîmes, on se débat dans des contradictions et des cas
de conscience à la Dostoïevski et l'on en émerge sur la vague d'un gag des
Marx Brothers. Entre-temps, on a voyagé, à fond de train ou en lente promenade,
à travers le paysage mouvementé d'une vie d'homme que la femme qu'il aime
vient de quitter et qui se demande comment il a serré ce noeud qui l'étrangle.
Livre de moraliste, donc, autant que de styliste, l'art d'écrire et l'art
de vivre finissant toujours chez Djian par fêter leurs retrouvailles : "
Bien sûr qu'ils vont compter tes adverbes, tes malgré que, et mesurer la
taille de tes ellipses... c'est leur métier... Mais toi, tu n'es pas en
train de couper une robe de soirée, tu écris un livre ! Ne t'occupe pas
de ce qu'on écrit sur toi, que ce soit bon ou mauvais. Evite les endroits
où l'on parle des livres. N'écoute personne. Si quelqu'un se penche sur
ton épaule, bondis et frappe-le au visage... Ne te demande pas pourquoi
ni pour qui tu écris mais pense que chacune de tes phrases pourrait être
la dernière. "
LEPAPE
PIERRE
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