Autour du nouveau Stephan Eicher «Louanges», le point de vue de son alter
ego romancier.
Par JEAN-BAPTISTE HARANG Le lundi 14 juin 1999 - LIBERATION
Lausanne envoyé spécial
Philippe
Djian a fini par écrire quelques gros romans, mais il a commencé
petit, par ce qui lui paraissait le début de l'écriture, des
textes courts que par pudeur on n'osait pas appeler de la poésie. Mettons
des chansons. Djian tenait une guérite de péage sur une bretelle
d'autoroute à La Ferté-Bernard, à la fin des années
60, il écrivait des chansons. Après, lorsqu'il travailla chez
Gallimard, comme magasinier (il y reviendra un quart de siècle plus
tard, pour faire le romancier, mais c'est une autre histoire), il rencontra
un vieux monsieur, Jean Denoël, qui lui conseilla d'écrire des
nouvelles pour commencer, des romans peut-être, comme ça il pourra
l'aider, parce que dans le show-biz, Denoël, il ne connaissait personne.
Alors, Philippe Djian cessa d'écrire des chansons, pendant vingt-cinq
ans.
«Une
musique et une phrase».
Aujourd'hui, il se souvient: «C'était ma culture, on lisait Faulkner,
bien sûr, mais on écoutait Bob Dylan et Leonard Cohen, ils faisaient
partie de nous, de notre conscience politique. Je jouais de la guitare. Mal.
Je faisais des chansons pour moi, j'ai toujours été en familiarité
avec la chanson. Et puis Léo Ferré, toute la poésie que
je savais, je la trouvais dans ses textes, sans compter cette façon
unique qu'il a eu de mettre Rimbaud, Baudelaire et Verlaine en musique, je
crois bien que longtemps les seuls vers que j'ai connus sont ceux que chantait
Ferré.» Et
puis un jour, longtemps après, Antoine de Caunes, l'ami de Djian, décide
de lui consacrer une émission, «je ne me souviens plus si elle
s'appelait C'est encore mieux l'après-midi, un truc comme ça,
ou si c'était dans le cadre des Enfants du rock, toujours est-il qu'il
m'a demandé qui je voulais dans l'émission, un chanteur. Forcément,
j'ai demandé Leonard Cohen. Bon, il n'était pas libre, alors
on s'est rabattu sur Stephan Eicher, je connaissais ses disques, le Silence,
les Filles du Limmatt-quai, la Chanson bleue, je l'aimais bien parce que je
ne comprenais pas ce qu'il disait, j'étais intrigué. Et puis
on s'est revus car l'enregistrement de l'émission a foiré, je
ne sais pas, des nouvelles caméras pas au point. Bref, il a fallu tout
refaire, Stephan est arrivé avec une musique et une phrase, "Ça
n'a rien à voir avec toi et moi", il était bloqué,
il m'a proposé d'essayer quelque chose, j'ai brodé autour, voilà,
c'est comme ça que ça a commencé.» En
1989, le texte des quatre chansons en français de l'album My Place
est signé Philippe Djian, dont la broderie sur Rien à voir citée
plus haut. 1991, sort l'album Engelberg avec le mémorable Déjeuner
en paix. 1993, Carcassonne, avec Ni remords ni regrets et Des hauts et des
bas. Puis en 1996, sans remords ni regret, avec plus de bas que de hauts,
1 000 vies. Juin 1999: Philippe Djian signe toutes les paroles françaises
du nouvel album de Stephan Eicher, Louanges, huit sur douze, Eicher a écrit
lui-même, et bellement, trois textes en anglais, la douzième,
Campari Soda est la reprise acoustique d'une chanson supposée punk,
composée et écrite en bernois par Dominique Grandjean.
«Je
me dégonfle».
Philippe Djian: «A la toute fin on travaille ensemble pour ajuster tout
cela, mais en fait je lui envoie des textes, c'est tout, n'importe quand,
qu'il prépare ou non un album, je lui en envoie toujours quelques-uns
de plus qu'il en faut. Après, c'est son affaire. Lorsque je vais chez
lui (dans les périodes où il a un chez-lui, en ce moment il
est plutôt chez les autres), je vois mes textes affichés sur
les murs, je me dis ça avance. Après tout, les textes, c'est
15 ou 20 % des chansons, pas plus, c'est sa carrière, c'est sa musique,
son risque, c'est lui qui vomit avant d'entrer en scène, et même
en sortant, pas moi.». «Le
reste, c'est de la cuisine, par exemple, dans la Fin du monde, ce sont des
couplets normaux (sept quatrains d'octosyllabes, à rimes assonancées
alternées, sur les sons "a" ou "oi", et "i",
ndlr), eh bien, Stephan avait besoin d'un pont musical, il a ajouté
huit petits vers de quatre et trois pieds ("Nous étions tous /
Fous de toi...") qu'il a pris dans une autre chanson que je lui avais
envoyée bien avant, elle devait pendre sur son mur. Mais ça
fonctionne. En fait, je ne suis jamais content tant que je n'ai pas entendu
la musique, les textes de chansons ne sont pas faits pour être lus,
c'est peut-être pareil pour le théâtre. Je sens si un texte
est une chanson ou non car, si je n'envoie que des textes à Stephan,
moi, j'ai toujours une musique derrière: en vérité je
compose toujours une mélodie sommaire avec mes cinq pauvres accords
de guitare et mes deux barrés, je sais que chaque texte cache une chanson.
Bien sûr, Stephan ne le sait pas, pour rien au monde je ne lui jouerais
ou chanterais ma petite musique, je me dégonfle, oui, mais en plus
je veux qu'il se sente le premier, c'est un très bon mélodiste.»
«Beaucoup
de s».
«Il faut le surprendre, pas toujours faire les mêmes trucs, le
provoquer, le désarçonner, par exemple, dans Déjeuner
en paix, je me souviens "J'abandonne / sur une chaise / le journal /
du matin / les nouvelles / sont mauvaises / d'où qu'elles viennent",
ça ne marche pas, c'est bancal, en déséquilibre, et c'est
ce déséquilibre qui crée la chanson, il faut tirer sur
la musique jusqu'à retomber sur ses pieds, bien plus loin: "Je
souffle sur les braises / Pour qu'elles prennent." Parfois, il déjoue
mes pièges, si je lui envoie des vers de 3 et 4 pieds, je retrouve
une chanson avec des vers de 7. D'autres fois il change un mot parce qu'il
ne peut pas le prononcer, il a du mal avec les r, il ne peut pas dire "par
terre", il dit "pa-terre", bon, j'évite les r. Il ne
change pas ce qu'il ne comprend pas, il ne comprend pas tout, ce charme du
début dure encore. Ecoutez bien Démon, il y a une faute de frappe
dans le texte, à la fin, "Mais n'y pensons pas / ça vaudra
mieux / Et ne tromblons pas / Ce n'est qu'un jeu", bien sûr, c'est
"ne tremblons pas", écoutez bien, il dit "tromblons",
comme un tromblon.». «J'ai voulu écrire une chanson avec beaucoup de s, les ingénieurs
du son détestent ça, à cause des risques de sifflement,
Stephan s'en tire à merveille: "Si douces sont / tes aisselles
/ et tes cheveux / sentent si bons / j'espère que tu n'es pas celle
/ qui sera sans / concession", maintenant je ne sais pas si Stephan est
sensible au petit côté sadomaso de la chanson ("Je lécherai
/ tes semelles"), pendant qu'il s'applique à ne pas faire siffler
les s.»
«Je
n'aime pas les histoires».
«J'aime écrire des chansons, d'abord parce qu'on s'amuse, on
n'a pas l'impression de faire du bisness. Mais aussi pour la liberté
que ça me donne, j'écris un mot, "Le même nez",
je cherche la suite, "la même bouche / la même grimace /
quand on la touche" je ne sais pas où je vais, c'est comme un
roman, je découvre, je me laisse surprendre, bon, là c'est Telle
mère / telle fille, un type qui repère les mêmes qualités
et les mêmes défauts à sa femme et à sa fille,
j'ai une femme et deux filles, après il faut expliquer. Je suis plus
libre que dans les romans, pas de thèse à développer,
la cohérence n'est pas du même ordre, et puis, la chanson, c'est
bien, il n'y a pas besoin d'histoire. Au fond, je n'aime pas les histoires.
J'aime écrire, j'aime les mots, j'aime les phrases, j'aime une phrase
qui se tient bien, la musique des phrases. La musique.».
Source
de l'article : Libération
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