EXTRAIT DU MAGAZINE "ROLLING STONES" DU 13 JUILLET 1998
Je
me trouvais en Grèce lorsque j'ai appris la mort de Richard Brautigan.
Et comme un malheur n'arrive jamais seul, je me suis fait voler mes valises
le lendemain. Je suis resté un bon moment à me demander si je devais
rire ou pleurer, froissant les quelques billets qui me restaient dans la poche
et le coeur aussi brisé que la veille, malgré tous mes efforts
de la nuit. J'éprouvais un vif sentiment de lassitude, de même qu'une
désagréable raideur des cuisses et de la nuque. J'avais envie
de m'asseoir. J'avais également le vague espoir qu'un chèque
m'attendait à la poste.
Je ne connaissais pas encore Gérard Manset à
l'époque, et mon éditeur ne pensait pas si souvent à moi qu'aujourd'hui.
Il me conseillait de tenir bon. Mais j'aurais voulu l'y voir sans argent,
sans valises, quasiment aussi nu qu'un vert et avec cette histoire qui venait
de m'arriver, la mort de Richard Brautigan. Oct. 84, Bolinas Cal. d'une balle
dans la tête.
Il y a certains moments dans la vie où l'on a l'impression
qu'on ne s'en sortira pas tout seul. Je ne trouvai pas plus de chèque
que de beurre au cul, mais juste un peut de courrier sans importance et une
cassette qu'un ami m'envoyait. Sur le coup ça ma semblé un peut maigre.
J'ai poussé un soupir à décoiffer le type qui bâillait derrière
son guichet. J'étais encore un écrivain maudit, à l'époque.
Je pouvais me retrouver sans un rond, faible et désespéré,
à 2.000 kilomètres de chez moi. Avec juste une cassette de G. Manset
dans la poche de mon unique chemise. Lumières, que ça s'intitulait.
Aujourd'hui que je n'en pince plus que pour Tracy Chapman, j'ai oublié
pas mal de choses. Je n'ai plus les détails exacts, mais je me souviens
parfaitement bien de la première fois où j'ai entendu la voix de Manset.
Tout d'abord, j'ai cru que je ne pourrais pas tenir plus de cinq minutes.
Mes ennuis s'étaient arrangés d'une certaine manière
je crois bien que j'avais volé une valise à mon tour et j'avais passé
ma journée à rôder près du tombeau d'Agamemnon, me demandant
comment s'y était pris Henry Miller. J'avais loué une petite
chambre dans le coin. Puis au bout de cinq minutes, j'ai commencé à
m'y faire. Au point que m'allongeant sur le lit, j'enclenchait le système
auto-reverse, ce qui m'était pas arrivé depuis la sortie du
dernier Ian Tyson (CBS.FC 39362). A mon retour, l'ami qui m'avait envoyé
la cassette m'interrogea d'un regard fiévreux. Je devais remarquer
par la suite que le seul nom de Gérard Manset éveillait chez
certains de tels dérèglements. Des phénomènes
identiques se produisait quelquefois à la simple évocation de Tolkien
ou Cantor. Il me coinçait sur le marchepied de mon compartiment, attendant
ma réponse. Après quoi il se coltina gaillardement ma valise
et insista pour m'inviter à manger - Jésus-Marie, accordez-moi cent
lecteurs de ce calibre !... Il m'entraîna dans le meilleur des restaurants
végétariens de la ville. La crème de maïs était
délicieuse et, au dessert, je l'enchantais littéralement de
mes aventures avec G. Manset, n'omettant rien du réconfort que Lumières
m'avait apporté quand je traversais un moment difficile. Et Dieu sait
qu'on n'a pas toujours envie de rigoler dans la vie, alors ça tombait bien.
Enfilant mes spartiates, l'autre jour que le soleil
brillait, je me suis surpris à siffloter les premières mesures de Finir
pêcheur. J'ai souri. Et comme un fait exprès, je trouvai une interview
de Gérard Manset dans mon journal du matin. "G. Manset envoie ses huit
premiers albums au pilon." Franchement, j'ai cru que c'était une blague.
Je me suis mis à rigoler tout seul et j'ai attrapé le téléphone
pour aller aux nouvelles. La voix était faible à l'autre bout. Je craignis
un instant que ce ne fût l'osso-buco que je lui avais servi la veille, mais
c'était qu'il avait encore le journal entre les mains. "Eh bien, que
dis-tu de ça...?! On en attendait un de plus, mais c'est huit de moins...
plaisantai-je. Qui d'autre oserait faire un truc pareil...? Ah, il est vraiment
génial !..."
Ma bonne humeur l'agaçait. Il pensait qu'il allait retourner
se coucher, que peut-être il me rappellerait plus tard, qu'il s'en fichait
de ma belle matinée. Je n'insistai pas. Je me sentais dans la peau
d'un jeune marié qui se serait épousé des jumelles lauréates
d'un concours de Miss Monde. Ils pouvaient bien passer tous leurs disques
au pilon, tous autant qu'ils étaient. Ma lune de miel continuait. Je
profitais d'être seul à la maison pour traverser mon living-room en rampant
et je venais me rouler à ses pieds sans prononcer un seul mot. Faites-en autant.
Elle s'appelle Tracy Chapan.
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