Après
"Assassins" et "Criminels", Philippe Djian est un écrivain inconsolable
et fou dans "Sainte-Bob". Mille mots de Djian, entre cinéma, musique
et langue.
Où est
la Sainte-Bob ?
Ne la cherchez pas sur une carte de géographie, mais dans le nouveau
roman de Philippe Djian. On se jette souvent dans les eaux glacées
de la rivière Sainte-Bob, qui pourrait bien être quelque
part au Canada, entre ville et forêt. De chaque côté
du cours d'eau, véritable épine dorsale du roman, Djian
a installé toute une communauté. Les tourments des uns se
trouvaient racontés dans "Assassins" (1994), l'incommunicabilité
des autres dans "Criminels" (1997). Dans "Sainte-Bob", ils sont réunis
- mais à distance - par celui qui leur a donné le jour:
un écrivain en perte de vitesse, nommé Luc Paradis. En fait,
c'est plutôt l'enfer pour cet homme qui, depuis trois ans, tente
de se remettre d'une déchirure amoureuse. Eileen a quitté
le Paradis pour une sorte de cow-boy baraqué qui roule en 4 X 4...
mais son ex-mari n'a pu se résoudre à déménager.
Il habite toujours leur maison, au sommet de la colline. Après
avoir sombré dans l'alcool, il a peu à peu stabilisé
sa chute. Une psy l'écoute et le conseille, une voisine dés
uvrée le console côté sexe, il travaille un peu dans
une agence de voyages. Et surtout, dans son petit bureau, il écrit,
comme s'il suivait une thérapie. Deux livres en même temps:
"Assassins" les jours de pluie, et "Criminels" les jours d'ouragan. Deux
livres que le lecteur de Djian peut avoir déjà eu entre
les mains, même si l'habile construction des trois permet de les
lire de façon autonome.
AMBIGUÏTE, MANIPULATION
J'avais une très vague idée d'une trilogie, commente l'auteur
de "Sainte-Bob". Lorsque j'ai terminé "Assassins", et à
la manière dont j'ai commencé "Criminels", j'ai senti que
ces livres seraient liés : non pas une succession linéaire
dans le temps, mais deux séries de personnages qui se connaissent,
dans un même lieu, avec les masques qu'ils portent, et des passages
d'un livre à l'autre. Le troisième roman boucle l'histoire,
en les réunissant grâce à l'écrivain, et montre
que derrière "Assassins" et "Criminels", il y avait encore une
autre fiction: "Sainte-Bob".
Une étincelle vient mettre le feu aux poudres. Josianne est une
rousse attrayante... de soixante-trois ans. Elle est surtout la mère
d'Eileen. Sa maison ayant flambé, elle vient curieusement demander
l'asile à son ex-gendre. Une cohabitation équivoque s'installe,
qui ne plaît ni aux "Assassins" ni aux "Criminels". Il retrouve
en Josianne une femme qui ressemble à celle qu'il a aimée,
leur relation est donc ambiguë, attirance et répulsion, avec
aussi un côté maternel. Cette ambiguïté va lui
permettre de manipuler les événements. Les choses se sont
fixées, on lui a donné le rôle de l'ex, une fois pour
toutes. Il n'est plus rien, mais il préfère le chaos que
rien. Et quand il s'aperçoit qu'il a allumé - pour pas grand-chose-
une machine infernale qui va tout détruire, il est trop tard. Pendant
trois ans, il a couru après une femme qui n'existait plus, une
espèce de fantôme. Tout ce qu'il espérait, c'était
la reprendre dans ses bras, et, le jour où ça arrive, ce
n'est plus pareil, et ça foire. Est-il capable d'être un
homme sans histoire? En a-t-il envie? Il ne sait plus. Mais toute cette
pagaille dont il est responsable lui rend un certain courage à
affronter la vie.
NAUFRAGE OU RÉMISSION
Avec ce naufrage du sexe et des sentiments, cette gadoue existentielle
qui frise la névrose obsessionnelle, Djian reste fidèle
à son univers. Mais la manière n'est plus celle d'autrefois,
exaltée, sexe et technicolor, façon Beineix dans "37,2o
". "Assassins" plantait dramatiquement le décor des amours en quenouille
et des voisins voyeurs, "Criminels" frappait par son ton rêche et
ses dialogues abrupts.
"Sainte-Bob" est encore d'une autre eau, si l'on peut dire. Sans transition,
on passe du marivaudage comique au drame inopiné, dans un rythme
rapide et elliptique comme un film noir, pas funèbre pour un sou
grâce à de salutaires bouffées d'humour.
Je n'ai pas qu'une couleur à mon pinceau, les phrases courtes,
les phrases baroques, ou la syntaxe un peu tordue. Mais je n'ai jamais
eu envie de refaire ce qu'on attend de moi, "37,2o le matin" "ad vitam
æternam", et creuser le même filon. J'ai perdu des lecteurs,
qui ne retrouvaient pas le côté "chili con carne" des premiers
romans. D'autres me lisent depuis que je suis chez Gallimard. Et d'autres
encore à travers "Le grand livre du mois", où je dois tomber
comme un cheveu dans la soupe!
Des trois livres, "Sainte-Bob" est certainement le plus attachant, et
c'est au personnage de l'écrivain fou d'amour et inconsolable qu'on
le doit. Probablement aussi parce que, brassant les énigmes de
sa vie, il y cherche les repères d'une identité fragile,
d'une hasardeuse rémission.
Mille mots de Djian, entre cinéma, musique
et langue
Ça le gêne qu'on le ramène toujours à "37,2".
Mais il n'a rien d'un taiseux. Djian ne rechigne ni au coup de griffe
ni à partager ses enthousiasmes: une expo de Louise Bourgeois,
un roman de McLiam Wilson ou de Martin Amis,
le dernier film des frères Coen.
Cinéma.
Le cadre, c'est aussi important pour un écrivain que pour un cinéaste.
Dans un de ses films, John Ford imagine le cercueil d'une putain qui traverse
tout un village, avec les gens en file derrière lui. Son scénariste
lui dit: Mais attends, dans l'histoire... Et Ford répond: Je m'en
fous, on fait ça. Et ça fonctionne. Comme écrivain,
je fais pareil. J'essaye quelque chose, je regarde l'effet que ça
donne, parfois ça ne mène à rien. Ça veut
dire qu'il n'est pas nécessaire d'avoir un plan avant d'écrire.
Je suis sur l'écriture de scénarios, pour deux réalisateurs
différents... mais je préfère ne pas en parler maintenant.
Tout ce que j'aimerais, c'est participer à un film aussi tragicomique
et réussi que les frères Coen dans "The big Lebowski". Etre
toujours sur le fil, c'est ce qu'il y a de mieux .
Critiques. Certains puristes ne supportaient
pas trouver dans mes livres des "malgré que". Mais un "malgré
que" ne disait pas pour moi la même chose qu'un "bien que". Donc je
l'ai utilisé, un peu comme un tic, il fallait enfoncer le clou. Mais
je n'allais pas faire ça pendant dix bouquins! Pendant lontemps, j'ai
donc eu des problèmes avec les critiques, c'était un peu la
guerre, et je ne me gênais pas. Aujourd'hui, je fais partie du paysage.
Je fais moins "tache" qu'au début. Ce sont d'autres qui servent de
boucs émissaires. Je ne règle plus de comptes, j'ai passé
l'âge.
Stephan Eicher
Je travaille avec lui parce que c'est vraiment quelqu'un que j'aime
bien, mais il n'y a pas de plaisir particulier pour moi à écrire
des textes qui seront mis en musique. Je ne connais pas assez ce métier-là,
et ça m'agace plutôt de faire des bouts rimés. Lire
"Déjeuner en paix" n'aurait aucun intérêt. Ça
n'a de sens que parce que c'est mis en musique, avec la voix d'Eicher,
les arrangements, tout son travail à lui. En général,
je lui envoie des tas de petits textes, il choisit, m'envoie des débuts
de musique, ça oriente la suite de ce que j'écris. Le seul
problème, c'est que le français n'est pas sa langue maternelle,
et il a un mal fou avec certains sonorités, ça le gêne.
Mon boulot est d'essayer d'enlever ces difficultés, tout en gardant
le sens du texte. C'est un vrai copain.
Premier roman
Il ne se passe pas grand-chose dans la littérature française
aujourd'hui. Regardez Mazarine et son "Premier roman", on ne peut même
pas dire que c'est bien ou mal écrit, disons plutôt que c'est
écrit lisse, propre, rassurant. Mais où est l'intérêt?
Pourquoi publier, si ce n'est pour le fric et parce que c'est la fille
de Mitterrand? Ça n'apporte rien à la langue, ni à
la littérature. Mais la pauvre, avec cet éclairage, ce poids
incroyable sur les épaules, dès le premier livre... on lui
ôte toute possibilité d'essai. Est-ce qu'on se remet de ce
genre de trucs? D'un livre, on doit exiger le désir d'exister.
Langue française
Les entorses et les attaques à la langue qu'on m'a reprochées,
c'était en fait de l'affection et du respect pour une langue qui
vit. Mais, aujourd'hui, on fait tout pour la cadenasser. Ça devient
une langue de trouillards, avec des gens qui vous mettent des quotas de
mots anglais, des mots interdits... Justement, si on trouve que c'est
une belle langue, n'ayons pas peur, et allons-y! Pourquoi le français
au Québec ne se casse-t-il pas la gueule? Parce que les Québécois
intègrent, au lieu de freiner des quatre fers. La féminisation
des fonctions et ce genre de trucs, c'est une absurdité, on n'en
a rien à foutre! Qu'est-ce qu'elle sent, la langue? Elle sent si
ça fonctionne ou pas, aux oreilles et dans la tête. Peut-être
que ça va marcher pour un mot, et pas pour un autre, il faut faire
avec. La langue, si elle n'est pas assez forte pour se défendre,
c'est qu'elle est morte. Et ça sert à rien d'intuber un
cadavre...
ALAIN DELAUNOIS
Philippe Djian: "Sainte-Bob", Gallimard, 282 p., 804 F.
LE SOIR EN
LIGNE - 24 AVRIL 199
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