Dans
le jardin, le bonhomme de neige commençait à fondre. Philippe
Djian vit maintenant à Lausanne, dans une grande maison moderne à
deux étages. "Ici, j'ai l'impression d'être un peu plus installé
qu'ailleurs. Avec lui, il faut suivre. Récapitulons ses adresses
successives : Biarritz (trois ans), Boston (deux ans>, Paris (un an :
Mais Paris, ça ne marche jamais. Parce que je suis parisien "), Florence
(deux ans), Bordeaux (un an : Ça n'était pas convaincant ").
Cela fait dix huit mois qu'il est en Suisse. On peut donc raisonnablement
penser qu'il va bientôt déménager. Je vais peut-être
faire un guide sur les endroits où peuvent s'établir les écrivains.
J'avais envie d'aller à Londres, mais il y a eu une levée
de boucliers de la famille. Mais ça n'est pas perdu. Simenon aussi
habitait Lausanne. Ça n'est pas cela qui a influencé son choix.
Simenon n'a jamais été matasse de thé. Si l'on doit
désigner un coupable, il faut plutôt loucher du côté
de son ami Stephan Eicher, du dernier album de qui Djian a signé
les paroles. Lui, il vit à Zurich, mais il n'a pas d'appartement.
Je le vois beaucoup. Il m'a présenté des gens intéressants".
Les
baies vitrées donnent sur le lac. En face ce sont les montagnes qu'on
voit sur les bouteilles d'Evian. Le paysage a de la gueule. Contrairement
à ce que vont prétendre les mauvaises langues, Philippe Djian
n'est pas là pour des raisons purement fiscales. Ici aussi, on paye
des impôts. C'est un peu une légende.
Après Assassins, il publie Criminels. Je vous
jure que le prochain, déjà aux trois quarts terminé,
ne s'appellera pas "Meurtriers". La première phrase risque d'en choquer
plus d'un C'est fait exprès. Elle est là pour faire le tri.
Comme ça, on reste entre amis. Les héros ont la quarantaine,
vivent au bord d'une rivière nommée Sainte-Bob. Francis, le
narrateur, perd son travail, a des problèmes de dos et ne sait pas
bien comment s'adresser à son grand fils. Le père est atteint
de la maladie d'Alzheimer. Les couples s'interrogent, se quittent, s'épuisent
en longues discussions et en soirées trop arrosées. Il y a
des passages osés, des dialogues pleins de courts-circuits, un tas
de neige symbolisant les ennuis qu'affronte le narrateur. Criminels est
un livre complexe, adulte, zigzaguant. On se croirait parfois chez Cassavetes.
C'est le deuxième volet d'une trilogie. Dans le volume suivant, on
découvrira que tout se passait dans la tête d'une espèce
d'écrivain qui se sert de l'écriture comme thérapie
parce que sa femme l'a quitté Celle de Djian est en train de peindre
dans son atelier : il ne s'agit donc pas d'un roman autobiographique et
cela ne ressemble pas à ses livres précédents.
Quand j'ai donné le manuscrit à mon
éditeur Antoine Gallimard, il m'a dit "Ouh là là."
Mais on peut emprunter des voies différentes à chaque fois;
je n'allais pas amplifier un style Djian. C'est un peu comme dans la peinture.
Il y a des périodes. D'ailleurs, les peintres sont les créateurs
que je comprends le mieux. Le matin, Philippe Djian accompagne sa fille
de six ans et demi en classe (celle de seize ans étudie les arts
plastiques et son fils de vingt-deux ans est dans une école de cinéma).
Au retour, il s'assied devant son ordinateur. Ma femme est partie pour son
atelier, alors je ne vais pas rester là à regarder les mouches
voler. En ce moment, le cinéma l'intéresse beaucoup. Problème
: Les metteurs en sçène français ne m'excitent pas
beaucoup. Et ceux qui m'excitent n'ont pas besoin de moi. Il admire John
Ford (" Il expliquait que les plus grandes scènes n'avaient aucun
rapport avec le film en train de se tourner ) et Jean-Luc Godard ("" Il
vit pas loin d'ici, à Rolle").
Il aime aussi le silence, les portos vintage, les
romanciers américains et l'opéra. Il connaît les bistrots
où l'on sert d'authentiques fondues et roule dans un break Mercedes
("Il a cinq ans. Pour ici, c'est une poubelle. Les gens ont tous des voitures
neuves "). On sent que parler de ses livres n'est pas ce qui le passionne
leplus. "Quand mon éditeur commence à parler littérature,
je lui réponds "Si tu m'invitais plutôt à déjeuner?"
Il continue à être la bête noire de la critique. "Ça
n'est jamais agréable de se faire descendre. Surtout que j'ai un
défaut : j''oublie les choses gentilles. Mais aujourd'hui c'est moins
glorieux de me démolir. Je crois que j suis un écrivain très
surestimé. Moi, c'est comme si j'étais dans une grotte et
que j'éclairais des choses sur les parois". De temps en temps, il
s'amuse à écrire des poèmes. Il n'a jamais tenu son
journal (Ma vie est tellement monotone. Il faut une rigueur que je n'ai
pas"), écoute les quators de Beethoven.
Aujourd'hui, Philippe Djian a envie de souffler un
peu : "Je voudrais sortir du cycle infernal du roman. Un scénario
m'attirerait. C'est une forme intéressante parce que pleine de contraintes
stupides. Autre projet : prendre enfin des vacances ("L'an dernier, on n'a
pas bougé. Mais là, le 1er juillet, c'est décidé,
on part"). Sur la table basse trônait un magazine local sur la couverture
duquel on lisait :"Djian est-il passé de mode ?" Commentaire rigolard:
Poser la question c'est y répondre " Il y a des choses plus importantes
dans la vie: c'est l'heure d'aller chercher sa fille à l'école.
Philippe Djian est vraiment démodé.
Extrait du magazine "Lire"
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