JE SUIS UN ECRIVAIN CLASSIQUE

   
L'histoire d'une obsession

"Sainte Bob" apporte un éclairage très particulier aux deux derniers romans de Djian, "Assassins" et "Criminels". Une trilogie mais pas au sens traditionnel du terme. 

Comment est venue cette idée de trilogie ? 

Si je reprends depuis le début, le déclic peut paraître bizarre. Quand j'ai remis "Assassins", le premier des trois bouquins à Antoine Gallimard, il a eu, comme moi, la sensation d'un livre en appelant d'autres. J'ai dû faire un peu comme Orson Welles tirant un ouvrage des rayons de la bibliothèque et disant : "Mon prochain film sera la Dame de Shangai". Je ne voulais pas me contenter d'une suite linéaire, une trilogie classique. C'était, par exemple, important qu'un lecteur potentiel puisse commencer par n'importe lequel des trois. 

Le chaos 

Sainte Bob à peine terminé, on a envie de relire les deux précédents. 

Tous les écrivains éprouvent ce besoin de ne pas quitter les personnages qu'ils aiment bien. "'Sainte Bob" me permettait de reprendre les mêmes et de les mettre socialement dans d'autres situations, tout en conservant les caractères. L'idée de la trilogie est venue comme ça. Avec "Criminels", j'ai compris que, quelque part, une troisième personne écrivait. 

Difficile de ne pas s'étonner en découvrant, dans le dernier, Luc Paradis remodelant le monde... 

Le truc de l'écrivain se disant "je ne vais pas bien. La littérature me permet de recréer un univers et d'aller vers des choses qui m'intéressent comme, par exemple, revivre une histoire d'amour impossible avec ma femme". On trouve, à la fois, le côté démiurge et l'écriture thérapie devenue, peut-être le seul moyen de se sortir du fond du trou. "Assassins" et "Criminels" sont des morceaux de vie que Luc Paradis s'est composés à un moment donné. D'une façon un peu simple, quand il ne se sentait pas très bien, il allait vers "Criminels", un livre dans lequel les gens parlent beaucoup mais ne peuvent pas communiquer, exprimer leurs sentiments. Quand ça allait mieux, il écrivait "Assassins". A un moment il réalise: "plutôt que rien, autant le chaos". Il passe à "Sainte Bob", introduit sa belle mère chez lui en pensant sortir de l'impasse. 

Vous écrivez sans construction préalable ? 

Elle est inhérente au livre. La première phrase génère la suite. Comment expliquer ? Je mets du temps a la formuler mais quand j'y suis parvenu, je sais que je tiens I'ensemble. J'ai parfois des retours de lecture qui m'affolent. Des gens me disent, avec la trilogie ça devient compliqué. 

Toutes les clefs sont dans Sainte Bob ! 

Chacun des trois livres fonctionne indépendamment tout en sachant que le dernier donne un éclairage particulier aux deux autres. Le lecteur peut avoir' envie d'en connaître plus sur certains personnages peu développés dans "Sainte Bob". Quand Luc Paradis écrit ce bouquin là, il n'a plus envie de parler de ses voisins. Ils n'interviennent que de temps en temps. "Saint e Bob" est l'histoire d'une obsession. 

L'aventure avec la belle mère constitue un temps fort du roman. L'épisode s'est imposé au fil de l'écriture ? 

Si je démarrais un jour un livre en sachant comment se déroule l'histoire avant de l'écrire, je m'ennuierais et je ne suis pas sûr d'être capable d'aller jusqu'au bout. Je fais les bouquins que j'ai envie de lire. La plupart des chroniques sur "Sainte Bob" parlent de Vaudeville. Je veux bien mais c'est un truc grave. Des gens peuvent s'amuser de ce type qui reçoit cette femme de 63 ans ? 

On oublie rapidement l'âge ! 

J'espère. Il m'intéressait de savoir quel feu peut encore habiter une femme comme celle-là. Le personnage m'a beaucoup passionné. Ce qui me frappe et m'attire chez les gens que je rencontre, c'est le passé qu'ils trimballent derrière eux. 

La rivière, par ailleurs, joue un rôle central dans la trilogie. 

Il fallait une sorte de fil conducteur, de colonne vertébrale, à défaut de continuité de l'histoire. Depuis le début, j'ai su que les trois livres se dérouleraient sur le bord d'un fleuve. De façon un peu simpliste, à trois endroits différents : "Assassins" près de la source, "Criminels" vers la fin. Celui-là, au centre. 

Luc Paradis a, de sa maison, une position d'observateur. 

Pour simplifier, peut-être, le récit, il fallait que les assassins soient d'un côté, les criminels de l'autre. Je trouvais amusant qu'assis dans son fauteuil à bascule, il puisse voir tout le paysage, les maisons. Travaillant à ses livres, il a, sous les yeux, les photos de tous les protagonistes et il les voit. Luc Paradis vit dans un microcosme qu'il connait bien mais qui, en même temps, a totalement changé avec son divorce. Il comprend qu'on le percevait en tant que partie d'un couple. Quand sa femme le quitte, il n'est plus rien : le nombre impair. Sa situation devient intenable... Il a conservé avec la littérature, une relation essentielle. A savoir qu'elle peut être une thérapie. il en a abandonné le côté superficiel : la position du créateur qui fait l'actualité, à qui on vient demander pour qui il vote, s'il regarde le foot ! La publication est-elle importante ? Je dirais oui quand je ne suis pas en train de travailler. Si demain, je disposais d'une rente régulière, je ne crois pas que j'arrêterais d'écrire sans cette nécessité de commercialiser les livres pour vivre. 

 "Sainte-Bob", Philippe Djian, Gallimard.  

Jean-Paul GERMONVILLE   

L'Est Républicain - 12 juillet 1998  

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