SCENES D'UNE VIE ORDINAIRE


par Alexandre Rosa

Philippe Djian publie aux Editions Gallimard Criminels, le deuxième volet d'une trilogie commencée par Assassins, roman paru en 1994. Sainte-Bob devra mettre fin à cette série de romans en relation triangulaire, qui peuvent être lus indépendamment les uns des autres. Ecrivain aimé des cinéastes et des jeunes, son succès ne s'est pas démenti depuis les années 80. Au grand désespoir d'une certaine critique, celle qui lui a reproché des "facilités" avec la langue française, Philippe Djian - en dépit de tout et de tous - est un écrivain. Un vrai.


Criminels est un livre de questions. Pas n'importe lesquelles, celles que se posent à ceux qui abordent la cinquantaine: "Arrivé à la cinquantaine, un homme doit choisir s'il veut vivre ou s'enterrer pour de bon". Voilà pour le menu. Le grand chef, c'est indéniablement Francis, personnage principal, tiraillé par sa compagne, qui n'est pas sûre de vouloir des enfants et qui vit avec lui ses troisièmes noces. Patrick, 21 ans, est le fils livreur de pizza amoureux de l'allumeuse locale, Nicole. On ajoute au tableau le père de Francis, en pleine dégénérescence physique et mentale, que Francis - pour aller plus vite - porte comme sac de ciment. Le frère de Francis, Marc, est pédé. Et comme un malheur ne vient jamais seul, Francis risque de perdre son job. La ficelle qui tient tout ça? C'est la Sainte-Bob, ce fleuve qui pointille tout le roman et au bord duquel on vient pour se disputer, pour jouer, pour draguer, pour se faire du mal et, peut-être, mourir. "Je peux observer la Sainte-Bob qui zigzague au milieu des brumes du soir avant de remonter dans les terres et s'enfoncer dans l'horizon ténébreux". Tout comme les personnages de Criminels s'enfoncent dans un marécage verbeux.

Dialogues d'enfer

Tout ça ne fait pas très "jeune", certes. Mais il y a beaucoup de fraîcheur là-dedans. S'il y avait une seule scène à retenir de tout le livre, ce serait l'impayable - et très cinématographique - déjeuner entre voisins de la première partie du roman. Francis et Élisabeth se rendent chez des notables en pleine crise conjugale. Après quelques verres de trop: "Est-ce que vous voulez voir une belle façade ou ce qu'il y a à l'intérieur?..." Le résultat en est extraordinaire puisque ça finit en vomissements et une bonne claque dans la gueule du notable. Les dialogues abondent et collent au plus près de la réalité. Entre les techniques narratives impeccables de l'auteur et le langage familier de ses personnages, la démarcation est très nette. La quatrième de couverture dit tout: "un choeur foisonnant, un chaos de voix et de bruits, un entrecroisement de soliloques inquiets ou rageurs". Ceux qui reprochaient à Djian des "facilités", avec Criminels, en seront pour leurs frais.


Moralement correct

Oui, OK, vous avez compris: nous avons aimé le roman. Mais il y a des choses gênantes. La misogynie, délicatement posée comme une bombe tout au long du livre - et une certaine vision de l'homosexualité, vue comme un problème: "C'est quand même pas mieux si l'on peut l'éviter (d'être pédé)?!..." sont assez énervantes. Pour le lecteur parisien, habitué à connaître le "peuple" par les sondages publiés dans les journaux, c'est un sacré coup. La France serait-elle aussi réactionnaire, machiste et douloureusement sexuée que nous le montre Criminels ? Peut-être oui, peut-être non. Lorsque Francis se montre "osé", et accompagne la femme de son meilleur ami à un hôtel s'envoyer en l'air avec un gigolo, c'est le côté moral, politiquement correct qui prend le dessus. Francis se tait, il prend sur lui les douleurs, la honte, la misère, sexuelle ou non, de tous. Le "crime" serait-il là? Les personnages sont presque paralysés par leurs douleurs intérieures - un peu comme la Sainte-Bob glacée et pleine de poissons morts. Mais c'est l'hiver au village, et peut-être que dans le prochain livre, Sainte-Bob, un printemps superbe va décoincer tout ce monde.

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