Même
si les titres des deux derniers Philippe Djian évoquent des faits
divers, les meurtres qu'on y trouve sont du genre de ceux que tout le
monde commet.
Philippe
Djian, Criminels, Gallimard, 248 pages
Le
treizième livre de Philippe Djian s'appelle Criminels, le douzième
(Gallimard 1994) était titré Assassins, on se dit que cet homme-là
a de la suite dans les idées. Oui, et plus qu'on ne croit.
A
la lecture, on comprend bien que quelques personnages y meurent de mort violente,
peu, un dans Assassins, deux dans Criminels, et encore, l'un des deux est
mort depuis longtemps lorsque le récit commence (la mère du
narrateur). Non, les assassins et les criminels ne sont pas ceux que l'on
croit et pour savoir qui ils sont il faut se rendre à Lausanne chez
Philippe Djian, sous le toit, dans son petit bureau pointu en forme de tablette
de Toblerone, pour l'entendre nous dire que nous sommes tous des assassins,
les assassins de ceux que nous ne sommes pas devenus, les meurtriers de nos
rêves d'enfance.
Les personnages de Djian ne vivent pas des rêves
d'enfance, ceux qu'ils ont rêvé d'être sont morts depuis
longtemps, victimes du mal de vivre, ils auront cinquante ans en l'an deux
mille, et ils leur faut faire avec. Avec le sexe, la vie, la mort, le temps
qui reste, le temps qui fuit, ce qui ne les dispensent pas, parfois de pousser
pépère dans les eux blanches de la Sainte-Bob, la rivière
qui baigne les deux livres et qui donnera son titre au troisième. Ce
n'est pas trahir un secret que de dire que Assassins et Criminels sont les
deux rives d'un même fleuve (on peut le lire au dos du livre), les deux
angles de base d'un triangle qui viendra chapeauter un troisième. Assassins
en est la rive droite, Criminels la gauche et ce n'est pas là une façon
de parler, Philippe Djian a sous le coude, entre sa pile de dictionnaires
et la souris de l'ordinateur une feuille 21 X 29.7 : la carte paysagée
des livres, la Sainte-Bob en bleu, la route en brun, les maisons en rouge,
les noms des habitants surlignés de vert et la ville sans nom sur le
bas de la page. Une rose des vents permet de prévoir les ombres selon
les heures du jour, et leur image perçue d'une rive à l'autre.
Les personnages d'Assassins habitent donc sur la rive
droite et ceux de Criminels sur la gauche, "Il y a même la maison de
la femme de l'écrivain, précise Philippe Djian, mais elle ne
tenait pas sur la feuille, elle est là, un petit peu plus haut". L'écrivain
en question n'apparaît pas dans ces deux livres, ce qui en fait des
exceptions dans l'oeurvre de Djian à qui on reprocha (mais que ne lui
reproche-t-on pas) d'en faire le héros de chacun de ses livres, il
n'apparaît pas pour la bonne raison qu'il est l'auteur des deux romans.
Il habite en amont de la Sainte-Bob, tout en haut de la feuille, malheureux
comme un chien mal aimé, il se rend chaque jour à la ville et
pour distraire son chagrin écrit ces histoires qu'il rumine pendant
son trajet avec pour personnages les gens qu'il croise sur sa droite : une
histoire à l'aller, une historie au retour, un coup à attraper
le torticolis.
Autrement dit, tous ces personnages qui sont pour nous
pauvres lecteurs d'aujourd'hui ceux de Djian, deviendront dans le prochain
livre des figures de seconde main, enrichis d'un deuxième degré
d'existence, avec sous leurs jupes la main d'un marionnettiste à venir.
Mettons que je ne vous ai rien dit. N'empêche que les rabat-joie qui
prennent Djian pour un jeteur de mots en vrac sur des feuilles au blanc douteux
et, l'œil jaloux sur le baromètre des ventes, lui plaignent la
qualité d'écrivain en seront pour leurs frais.
Nous avions lu et aimé Assassins et Criminels
sans savoir cette construction, cette innocence ne nuit pas à la découverte
des romans un à un et Djian lui-même, modestement, avoue n'avoir
construit la structure de sa trilogie qu'au cours de l'écriture de
son premier volet. Les deux livres sont indépendants, les personnages
différents et les modes même des récits divergent. Ils
n'ont de commun que leur génération, leur difficulté
à trouver place dans leur vie et une rivière. Criminels relève
d'une prouesse paradoxale : la plus grande part du texte est constituée
de dialogues alors que les protagonistes ont la plus grande difficulté
à s'exprimer. Ces dialogues biaisés, toujours en retrait de
ce qu'ils voudraient dire, parce que ce qui est à dire est trop difficile
à formuler, dialogues pourtant tendus, et sous-tendus d'inquiétude,
font avancer l'histoire avec une efficacité au moins égale à
celle des intermèdes narratifs. Les fidèles de Djian y retrouveront
la violence et la sincérité qui furent sa marque, jusqu'aux
petites cocasseries sexy que, goguenard, il ne sait pas retenir (une femme
peut jouer de l'harmonica avec son sexe, un homme prêtent qu'il appâte
le poisson en brandissant au-dessus des flots la petite culotte d'une aimée),
ceux qui l'attendent au coin du bois auront (ou n'auront pas) la bonne foi
de reconnaître que le texte ne contient aucun "malgré que" et
que l'auteur sait s'imposer l'économie des morceaux de bravoure annoncés
(les crimes, les séparations) par deux ellipses opportunes en rupture
du récit, et par l'usage d'une vertu qui es surprendra malgré
la crudité des scènes : la pudeur. Une pudeur sans pudibonderie,
elle ne cache pas la face des choses, des faits et des gestes, non, une vraie
pudeur, la pudeur du malheur qui se trouve impuissante ou indécente
à dire les seuls désirs du monde "je vous aime" et "aimez-moi".
Et
voilà, on bavarde et on n'a rien dit de Francis, le narrateur, perdu
entre son fils qui s'éloigne sans qu'ils aient appris à se parler,
son père gâché par la maladie et qu'il porte contre lui
comme un sac de plâtre, son frère pédé, son travail
perdu, ses amis qui ne sont que des voisins, ses voisins qui sont ses seuls
amis, cette vie qui leur échappe, qui leur tombe des mains et se brise
à leurs pieds. Des criminels.
JEAN-BAPTISTE
HARANG
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