Ce texte était publié dans
Carcassonne, un petit livret édité par Electric Unicorn
avec photos et collages de Stephan Eicher
Carcassonne, Hôtel de la Cité, 2 h. du matin.
Je
ne me souviens jamais du numéro de sa chambre. Je n'ai qu'à
suivre les câbles déroulés dans les couloirs, suspendus
dans la cage d'escalier et rampants sous les tapis brodés de fleurs
de lys. Parfois, ils transpercent le plancher, crèvent les plafonds
du dessous, traversent les cloisons ou rentrent par une fenêtre dont
on a brisé un carreau. Cela donne à cet hôtel un charme
étrange, une ambiance un peu trouble. L'établissement est
fermé. Le personnel est d'humeur facétieuse et se tient prêt
à vous servir une coupe de champagne à n'importe quelle heure
de la nuit.
On entend des femmes chanter, de bon matin, tandis qu'elles passent l'aspirateur.
Si elles me rencontrent la nuit, elles se proposent de m'accompagner jusqu'à
la chambre de Monsieur Eicher. Elles imaginent que je me suis perdu et me
font la conversation en me guidant le long des câbles. J'ai la douce
impression d'être là pour finir mes vieux jours. Les hôtels
de luxe sont de parfaits endroits pour mourir.
Je lui soumets cette réflexion et nous en discutons un moment. Puis
nous parlons d'autre chose. Hier, nous avons évoqué les effets
de la Tramontane sur l'humeur des femmes, plus précisément
sur l'humeur des nôtres. Ce soir, nous allumons chacun un Cohiba et
échangeons nos impressions sur le fameux Cahier Noir de Joë
Bousquet.
Théoriquement, nous sommes là pour travailler, tous les deux.
Mais nous avons beau nous enfermer dans cette chambre et avoir tout ce qu'il
faut sous la main, nous ne trouvons jamais le temps de nous y mettre.
Le matin, je me penche à ma fenêtre. Il se penche à
la sienne et nous convenons d'une longue ballade dans les environs, peut-être
Queribus, Peyrepertuse ou Aguilar ou encore Montségur si le temps
reste clair.
Quelquefois, si j'entends de la musique, je vais voir ce qu'il fabrique.
Et c'est le moment qu'il choisit pour s'accorder une pause. Il m'entraîne
à l'écart, il me dit qu'il y a des problèmes, qu'il
ne parvient pas à obtenir ce qu'il veut, qu'il se retient de ne pas
casser quelque chose. Je lui réponds que j'éprouve ce genre
de sentiments lorsque j'écris un livre et que je ne vois pas pourquoi
il aurait la vie plus facile. Surtout qu'il est plus jeune que moi.
Depuis des heures, le vent est si violent qu'il ne peut enregistrer. Selon
moi, il y en a pour des jours, mais je ne fais pas de commentaires. Il se
lève et me dit " Viens voir
Regarde là, mets ton
doigt
! " Effectivement, je sens quelque chose : un petit courant
d'air frais, de la taille d'une aiguille, qui se glisse à la jointure
d'un carreau. Nous décidons d'enregistrer les subtiles variations
de son sifflement. Cela peut toujours servir.
L'autre soir, nous avons eu des chants d'oiseaux et les cloches de l'église.
A Boston, c'était le chant des baleines et à Florence, celui
des rossignols et des rumeurs de la plazza Michelangelo. Nous n'avons jamais
réussi à travailler sérieusement, tous les deux. A
Engelberg, il me promenait dans la montagne, me forçait à
emprunter les téléphériques au fond desquels j'agonisais.
De temps en temps, nous nous regardons en souriant et commandons quelques
verres pour nous éclaircir la gorge. Nous attendons le bulletin de
la météo. Nous écoutons la musique des autres. Projetons
un pique-nique pour demain soir, au pied du château de Queribus, avec
des nappes blanches, des chandeliers, et des verres de cristal. Envisageons
d'aller enregistrer le prochain album à Santa-Fé. Cherchons
à savoir combien de temps nous tiendrons.
Quoi qu'il en soit, je considère que nos tête-à-tête
sont de la plus haute importance. D'ailleurs, lorsque je retourne à
ma chambre, ma femme allume la lumière et me demande si je ne suis
pas trop fatigué.
Philippe
Djian, in Carcassonne, février 1993 (Electric Unicorn).
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