Les
Raisons d'un succès
21/05/1998 - N°1750
Ses
ailes de Djian...
ne l'empêchent pas de marcher.
Ni même de pratiquer, dans Sainte-Bob l'autodérision
On
nous a changé Djian. C'est du moins ce que vont penser ses fidèles
dénigreurs, toujours pressés de relever l'incongruité
stylistique, l'adjectif obscène, le phonème trivial dont il
serait par ici le fournisseur attitré. Ils vont être déçus.
Pas un gros mot, pas même une de ces inconvenances qui font les délices
des conversations chics ne vient déflorer, ni au demeurant fleurir,
un récit impeccable. Il faut même attendre le quatrième
paragraphe, presque au bas de la première page, pour qu'apparaisse
le mot emmerdement, qui n'est quand même plus ce qu'il était
depuis que l'Académie française l'a introduit dans son dictionnaire.
Car
Sainte-Bob , sous ses airs sages, est un roman de facture très immorale.
Certaines journées d'automne sont propices à la fécondation
des emmerdements futurs, est-il donc annoncé dès l'incipit.
On est tenté de préciser que le héros, qui est aussi
la victime, les a quand même cherchés. Luc Paradis est un écrivain.
Le cas n'est pas rare chez Djian, qui est sans doute dans la période
contemporaine le romancier dont l'œuvre est la plus nettement peuplée
de littérateurs imaginaires. Il y en a qui aiment représenter
des voyageurs de commerce, des cadres moyens, des chômeurs, des médecins
ou des artistes peintres. Djian, ce sont les écrivains. Il ne se lasse
pas d'étudier cette confrérie qu'il ne reconnaît pas pour
sienne (et la réciproque n'est pas moins vraie, ce qui explique peut-être
cette fascination mutuelle). Paradis, drôle de nom quand même
pour un écrivain qui va côtoyer l'enfer pendant trois cents pages.
On
n'a pas idée non plus, quand on vient d'être plaqué par
sa femme, d'entamer une liaison vengeresse avec sa belle-mère, dans
le but de faire rager icelle. C'est pourtant le scénario qu'entreprend
Luc Paradis, et auquel il n'avait songé pour aucun de ses romans. Au
reste, c'est peut-être pour ça qu'ils n'avaient pas marché.
Car le dénommé Luc Paradis, non seulement a perdu sa femme,
mais il a aussi perdu ses lecteurs, ce qui est autrement plus grave, pour
un écrivain. Bref. Luc entreprend de séduire Josianne dans le
but de tourmenter Eileen. C'est vilain, c'est drôle, c'est du vaudeville.
Surtout quand on sait que Luc soigne sa déprime à l'aide d'une
psychologue, Juliette, dont le ci-devant amant, Victor, est devenu celui d'Eileen.
Vous nous suivez ? On se croirait chez Woody Allen.
Comme
disait Robert McLiam Wilson : Toutes les histoires sont des histoires
d'amour. La citation figure en exergue à Sainte-Bob , il
doit bien y avoir des raisons. Djian signe là, à n'en pas douter,
le meilleur roman de la trilogie qu'il vient clore avec superbe, après
Assassins et Criminels dont on apprend ici que Luc Paradis
est l'auteur, par un procédé de mise en abyme assez vertigineux.
Djian parvient même à se moquer de Djian avec un naturel et un
talent qu'on souhaiterait à beaucoup si l'autodérision n'était
un genre trop rare, par les temps qui courent, pour prêter à
comparaison et à barème. On a souvent pris Djian pour son ombre,
son ombre pour ses livres et ses livres pour les objets d'un culte dérisoire.
Pour les uns, Djian n'est pas Balzac. Pour les autres non plus. Les premiers
trouvent motif à s'en désoler. Les seconds, à s'en réjouir.
Lui seul pouvait réussir cette prouesse : mettre tout le monde d'accord.
Sainte-Bob
, par Philippe Djian, Gallimard, 282 p., 120 F.JEAN-LOUIS
EZINE
A
peine sorti, Sainte-Bob , roman tiré à 50 000 exemplaires,
entrait dans les listes des meilleures ventes. Philippe Djian n'est pas
surpris : les lecteurs de 37,2o le matin , Bleu comme l'enfer
, Lent dehors , Maudit Manège , Sotos lui
sont fidèles. Chez Gallimard, Assassins et Criminels
ont été vendus à 80 000 exemplaires.
Nouvel
Observateur - N°1750 - page 154
|